Deux coeurs au poing

Guillaume Lemay-Thivierge et David Boutin enfilent leurs gants de boxe et montent sur le ring pour préserver leur dignité, et peut-être sauver leur amitié, dans La Ligne brisée, du réalisateur Louis Choquette. Celui qui a parfois mis knock-out le conformisme de la télévision québécoise avec des séries comme 2 frères, Temps dur et Cover Girl effectue ses premiers pas au cinéma, tout comme la scénariste Michelle Allen, elle aussi une habituée du petit écran (Diva, Au nom de la loi, Tribu.com, Destinées). Les deux créateurs en savent un peu sur l'univers de la boxe mais s'intéressent davantage aux blessures invisibles, aux durs coups portés à la camaraderie et aux aspirations qui s'évaporent aussi vite que la transpiration.
Beaucoup de journalistes lui avaient déjà posé la question mais celle-ci ne semble pas le lasser, car pendant longtemps il n'a cessé de la retourner en tous sens: comment faire un film sur la boxe après Raging Bull, Rocky et Million Dollar Baby? «Envahi par toutes ces grandes icônes», Louis Choquette a d'abord dit non à la proposition, un refus dicté par ses préjugés. «Voir deux gars se taper l'un sur l'autre, quel intérêt?», se disait-il avant de faire le grand saut. Le cinéaste a depuis modifié sa perception: «Ce milieu s'est transformé, précise-t-il, c'est moins glauque et plus glamour. Je ne voulais pas tomber dans les anciens clichés, ceux de la misère et de la mafia.»Or le déclic s'est surtout produit après de longues discussions avec Michelle Allen, toujours curieuse de débusquer les enjeux humains derrière les microcosmes, peu importe qu'il s'agisse de la boxe ou de la mode. Au-delà des rigueurs de l'entraînement et la pression des entraîneurs, La Ligne brisée traite surtout de trahison, de lâcheté et de rêves brisés dans un monde d'hommes «qui vont trop loin», selon la scénariste. «Les gars ne sont pas privés d'émotions, affirme Michelle Allen, ils ont juste d'autres outils pour les exprimer. La boxe, en partant, ce n'est pas un monde de mots. Si tu demandes à un boxeur pourquoi il fait ça, il aura bien du mal à l'expliquer. C'est très cinématographique parce que ça ne passe pas toujours par les dialogues. Dans La Ligne brisée, je voulais que la situation dramatique [un accident de voiture aux répercussions étonnantes] soit suffisamment forte pour que les gars fassent des choses au lieu de les dire.»
Pour le réalisateur, ce fut la découverte des plaisirs du cinéma, surtout après des années de télévision où tout va très (trop?) vite et où sévit le bavardage, inspiré ou pas. «Au cinéma, il y a des possibilités dans le silence, dans l'économie des mots, dit Choquette. Même lors des projections-tests, je me rendais compte que je pouvais aller encore plus loin.» Et à ce calme s'ajoute le bonheur d'une longue préparation avec les acteurs, quatre mois d'entraînement à doses olympiques, et donc spartiates. «Autant de préparation en amont du tournage, c'est très rare au Québec. Le premier jour du tournage, nous étions tous très avancés. Dans le corps de Guillaume et de David, le processus de préparation du personnage était déjà en chemin.» Le cinéaste ne cache pas non plus sa satisfaction d'avoir tourné en deux blocs, avec une pause de cinq semaines afin que la stature physique de Boutin affiche celle d'un futur champion.
Un même continuum
Louis Choquette craignait parfois de le filmer comme un petit De Niro, celui de Raging Bull, mais peu à peu «ces films-là se sont estompés dans [son] esprit». Il connaît par contre toutes les légendes, dont celle de la création des magnifiques sons de coups dans ce chef-d'oeuvre de Martin Scorsese, un mélange de melons et de tomates écrasés — les bandes ont été détruites pour que ces sons ne soient jamais réutilisés. «Effectivement, ça se passe au bruitage, souligne-t-il. Dans le film, tout a été recréé de A à Z, pas un son ne vient du tournage des combats. Les artisans du son ont enregistré de vrais coups sur de vrais boxeurs, dans des gymnases, et... ils ont frappé beaucoup de steak!»
Les deux complices, pour qui il s'agit d'un premier projet abouti après des années d'idées laissées dans les tiroirs, savourent leur chance de quitter (temporairement) le petit écran pour le grand. Michelle Allen, ancienne étudiante en médecine et en littérature, a d'abord frayé dans l'univers du théâtre («l'art suprême, le grand absolu») avant d'être happée par la télévision. Habituée au travail d'équipe et aux familles de création («C'est plus naturel pour moi que de m'en aller trois ans écrire mon roman au bord de la mer»), elle ne voit pas La Ligne brisée... comme une rupture. «Pour moi, l'écriture, c'est un continuum, et surtout pas des cases séparées. Chaque médium a ses contraintes et, une fois comprises, on tente de repousser les limites.»
Même ferveur chez Choquette, avouant qu'il restera toujours «un touche-à-tout», prêt à refaire une mise en scène de théâtre si on l'invite. Car s'il a eu la piqûre du cinéma («c'est un cliché, je sais»), «le bonheur de tourner pour la télé reste intact». Mais, comme plusieurs confrères, «le rétrécissement de la substance» l'inquiète. «Sur certains aspects, je revendique le droit à la lenteur, comme pour le "casting". Après, je peux être le plus efficace des réalisateurs», affirme celui qui doit encore se battre pour repousser des échéances de production télévisuelle devenues tyranniques et insensées.
Comme quoi à la boxe, au cinéma ou à la télé il faut savoir prendre des coups... et être capable d'en donner!
Collaborateur du Devoir
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La Ligne brisée sort en salle partout au Québec le vendredi 7 mars.