Plongée en apnée

Mongrel Media
Tourné en Roumanie avec une équipe de techniciens du pays, adapté d’une nouvelle de Mircea Eliade, le film Youth without Youth jongle avec les dimensions, et ses sources littéraires sont patentes.
Photo: Mongrel Media Tourné en Roumanie avec une équipe de techniciens du pays, adapté d’une nouvelle de Mircea Eliade, le film Youth without Youth jongle avec les dimensions, et ses sources littéraires sont patentes.

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Youth without Youth (L'Homme sans âge)
Réalisation et scénario: Francis Ford Coppola d'après une nouvelle de Mircea Eliade. Avec Tim Roth, Alexandra Maria Lara, Bruno Ganz, André M. Hennicke, Adrian Pinteai, Alexandra Pirici. Image: Mihai Malaimare Jr. Musique: Svaldo Golijov. Montage: Walter Murch.
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Insolite projet que celui de Francis Ford Coppola, autofinancé, risqué, personnel, tournant le dos à toutes les ornières commerciales. Lui qui en avait marre des grands studios d'Hollywood et des mégabudgets a décidé de retourner à ses sources. Son projet plus ambitieux, Megalopolis, ne débouchait pas. Coppola n'avait pas réalisé de film depuis huit ans, et Youth without Youth constitue la réponse mystique d'un auteur à un gros système matérialiste qui bloquait ses initiatives.

Il n'a plus rien à se prouver, soit, mais sa volte-face n'en paraît pas moins courageuse. Insuffisamment convaincante, toutefois. Le cinéaste d'Apocalypse Now et du Parrain n'a cherché ici ni la grande audience ni les recettes en salle, plutôt une sorte de rédemption d'auteur, peut-être.

Tourné en Roumanie avec une équipe de techniciens du pays, adapté d'une nouvelle de Mircea Eliade, le film jongle avec les dimensions, et ses sources littéraires sont patentes. En une sorte de vertige faustien et une plongée spatio-temporelle proche de la métaphysique-fiction de Jorge Luis Borges, Coppola fait des acrobaties de haute voltige. Il aborde ici la migration des âmes et l'élasticité du temps. Il égarera énormément de spectateurs dans ces dédales sans repères et sans fil d'Ariane, mais il a fait le film qu'il voulait à ses propres conditions.

L'action démarre en 1938 à Bucarest. Un vieux professeur suicidaire (Tim Roth), foudroyé en pleine ville et hospitalisé pour des blessures multiples, guérit miraculeusement et rajeunit, retrouvant la fougue de ses vingt ans, avant de poursuivre ses recherches sur les origines du langage. Son cas suscite la convoitise de tous: nazis, espions américains, etc., désireux de l'utiliser pour des expériences diverses. Fuyant de pays en pays, il retrouvera une flamme (ancienne? nouvelle?), femme de sa vie, à quelque époque que ce soit, toujours incarnée par Alexandra Maria Lara, vraiment impressionnante. L'incarnation la plus troublante de l'actrice est celle d'une dame qui retourne à ses vies antérieures et parle des langues mortes: le sanscrit, le babylonien, l'égyptien ancien, etc.

Alors que le héros a rajeuni, l'héroïne, de son côté, plonge dans des temps immémoriaux, avant de vieillir en accéléré. Le médecin (Bruno Ganz) et une belle espionne de la Gestapo (Alexandra Pirici) ont la chance de camper de leur côté des personnages de chair et de sang, marchant sur le plancher des vaches.

Le film est un objet déroutant, survolant les époques, brandissant mythes et symboles, déstabilisant le spectateur avec sa mise en abîme et ses digressions sans fin. L'image, parfois tête en bas, et la musique envoûtante survolent habilement ces trous temporels. Le mythe nietzschéen de l'éternel retour est également en scène, et l'action se poursuit en Inde, patrie de la métempsycose, cette migration des âmes.

Nous entrons dans un jeu mystère, sorte de mandala tibétain. Tim Roth, tantôt vieilli et mal maquillé, tantôt rajeuni, n'y paraît pas vraiment à son aise. De toute évidence, un rôle aussi complexe ne s'accompagnait guère des codes pour le jouer.

Youth without Youth n'est pas le meilleur film de Coppola, quoique certainement son plus hardi. Cette oeuvre biscornue fera le vide de spectateurs autour d'elle, mais ceux qui se laisseront entraîner dans le maelström du récit y trouveront une exigence et des questionnements métaphysiques qui les emporteront dans un intermonde à la William Burroughs. Reste à y plonger en apnée, sans chercher des appuis rationnels que Coppola n'a pas invités à sa cérémonie, de toute façon.

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