Entrevue avec Roméo Dallaire et Roy Dupuis - Le Rwanda dans le sang

Toronto — Affirmer que la réalité dépasse la fiction, dans le cas du génocide rwandais, tient de l'euphémisme. Décrire l'événement sans dénaturer son horreur, sa folie, tient du défi. Une perception que semblaient partager le lieutenant-général Roméo Dallaire et l'acteur Roy Dupuis lors de notre rencontre hier après-midi sur une terrasse ensoleillée d'un hôtel torontois.

«Certaines choses sont trop absurdes ou horribles pour être transposées dans la fiction. Les gens n'y croiraient pas. Ces choses appartiennent au domaine du documentaire», affirmait l'ex-Rocket Roy Dupuis, qui incarne Dallaire dans Shake Hands with the Devil, film de Roger Spottiswoode (Under Fire, And the Band Played On) tiré de l'autobiographie de l'ex-commandant des Casques bleus de l'ONU.

Pourquoi l'homme et l'interprète rencontraient-ils la presse en tandem? Ils ont semblé surpris que je pose la question et embarrassés par leur ignorance quant à la réponse. Depuis deux jours, l'homme et son double répondent en alternance aux questions des journalistes, semblent connaître à l'avance les réponses de l'autre, se regardent à peine pendant l'interview, mais laissent transpirer, séparément, leur respect mutuel. Dallaire est un homme simple qui a vu l'impossible, Dupuis, un acteur compliqué qui, vu d'ici, l'a eu facile. Qu'ils se comprennent est un miracle. Qu'ils se complètent est une évidence.

Interviewé quelques minutes plus tôt, Roger Spottiswoode, qui a réalisé le film, me parlait de l'humilité de Dallaire, et de sa consigne, avant le tournage: «Racontez mon histoire, racontez le Rwanda, mais, de grâce, ne faites pas de moi un héros», lui aurait-il dit. Le cinéaste a obéi et fait de lui... un ange. Dont les paroles, les gestes, la résistance, la désobéissance, sont d'une cohérence presque suspecte sur le plan dramaturgique. Supérieur à Un dimanche à Kigali, inférieur à Shooting Dogs, Shake Hands with the Devil raconte le génocide à travers le regard mêlé d'autorité et d'impuissance du général — des émotions duelles que Dupuis communique toutefois avec une réserve touchante.

«Il y en a eu plusieurs films sur le Rwanda jusqu'ici, rappelle celui qui affirme avoir le Rwanda dans le sang. Mais celui-ci montre la vraie toile de fond, montre ses vrais joueurs et raconte comment ceux-ci ont permis au génocide de se produire, voire même d'empêcher d'agir ceux qui voulaient l'arrêter. Aucun autre film n'y est parvenu, et Hotel Rwanda [dont la carrière avait démarré ici en 2004] ne s'en approche même pas», s'exclame Dallaire.

Après l'autobiographie et le documentaire, le film s'inscrit dans le prolongement de la mission qu'il s'est lui-même confiée: «Ne jamais laisser mourir le génocide rwandais ni le laisser devenir la victime du révisionnisme. Dans ce contexte, il me faut des outils, et le film en est un», explique celui que Paul Martin a nommé au Sénat en 2005. La peur de perdre le contrôle, de voir son histoire arbitrairement transformée, l'a néanmoins tenaillé jusqu'à la projection dimanche de la copie définitive du film. «Malgré le fait que je n'avais aucune autorité écrite sur quoi que ce soit, on m'a consulté. Mais je n'avais aucune garantie stipulant que mes recommandations allaient être prises en considération.»

La veille de son départ pour l'Afrique, Roy Dupuis a passé six heures en compagnie de Dallaire, sur le campus de l'école militaire de Saint-Jean-sur-Richelieu. «Il s'est ouvert à moi et m'a dit des choses qu'il n'a pas dites à beaucoup de gens. Il m'a expliqué qu'être général n'était pas pour lui un job, mais une vocation. Il m'a parlé du langage physique des généraux, m'a fait comprendre que le commandement, l'autorité, la confiance, passent par les yeux». C'est avec ce bagage que l'acteur a pris l'avion le lendemain, conscient qu'au-delà du rôle à jouer, au sens propre du terme, il aurait aussi un rôle à jouer, au sens figuré.

Avec cette oeuvre de mémoire, Roméo Dallaire souhaite tout particulièrement «rejoindre les moins de trente ans, qui ont une perspective du monde plus large et émancipée que les générations qui les ont précédés. J'aimerais leur communiquer l'importance des droits humains, les amener à comprendre que les individus peuvent influencer les politiciens, les convaincre que les hommes forment une grande famille».

Roy Dupuis, qui pour sa part milite depuis plusieurs années pour l'environnement, ne tarit pas d'éloges pour celui qui a inspiré le rôle le plus difficile qui lui a été donné de jouer jusqu'ici: «Il a su transposer l'horreur en actions positives. Pas juste en paroles. En cela, il est un exemple pour nous tous.»

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