La vie d'artiste, version coréenne

À quoi carbure le cinéaste sud-coréen Im Kwon-taek? Depuis le début des années 1960, il a signé près de 100 films, mais ce débordement créatif s'est rarement rendu jusqu'à nous. Avec Chihwaseon (Ivre de femmes et de peinture), voilà que le contact est finalement établi, intérêt suscité grâce au prix de la mise en scène remporté au Festival de Cannes en 2002, un honneur partagé à l'époque avec Paul Thomas Anderson pour Punch-Drunk Love.

Sans doute faut-il un créateur boulimique pour savoir en observer un autre. Et c'est sûrement pourquoi Im Kwon-taek s'est intéressé au peintre Jang Seung-up, surnommé «Ohwon», une figure incontournable de l'histoire culturelle de la Corée au XIXe siècle. Or, non seulement son talent fut reconnu comme exceptionnel, mais la chose apparaissait d'abord improbable à cause de sa condition de roturier et de vagabond. Qu'il ait pu, par des voies détournées, accéder aux privilèges de la cour et à la renommée, cela relevait de l'hérésie. Surtout que l'homme, habile dans le style «fleurs et oiseaux» et cultivant la coquetterie de ne pas signer ses toiles («des chefs-d'oeuvre où pas une touche n'est vaine»), n'affichait pas la même subtilité en dehors de ses pinceaux. «Pour peindre, il faut désirer», affirmait-il. Et son désir était parfois sans limites, surtout à l'égard des femmes, entretenant souvent des relations orageuses.

La colère ne grondait pas que dans l'intimité de son atelier. La Corée de cette époque, déjà à l'étroit entre deux grandes puissances, le Japon et la Chine, était sujette aux soubresauts politiques, comme en témoigne la persécution des catholiques. Les plus fervents étaient décapités, leur tête exposée à la vue de tous. C'est ce contexte explosif que décrit le cinéaste, même si, pour un spectateur occidental, les rares balises chronologiques inscrites dans le film deviennent essentielles à notre compréhension, souvent imparfaite, des enjeux historiques.

Im Kwon-taek observe avec un certain détachement les emportements de Jang Seung-up (interprété par Choi Min-sik, un habitué des personnages excessifs, à l'image du prisonnier dans Oldboy, le film coup-de-poing de Park Chan-wook), comme si le peintre devenait lui-même l'objet d'un tableau. Et le récit est forcément fragmenté puisque l'on sait somme toute peu de choses sur cette figure légendaire. Né en 1843, ayant vécu en vagabond avant d'être recueilli par un homme érudit qui a su voir son véritable talent d'artiste, il suscitera le mécontentement, dû à son succès, surtout pour un autodidacte n'ayant pas fréquenté les grandes écoles. Mais comment expliquer sa disparition en 1897? Est-il devenu un ermite caché dans les montagnes ou a-t-il préféré s'immoler par le feu pour calmer sa fièvre créatrice? Le cinéaste préfère ne pas s'aventurer dans ces interprétations hasardeuses.

Avec Chihwaseon, Im Kwon-taek témoigne à son tour de l'exceptionnelle vitalité du cinéma sud-coréen — on connaît aussi le tout aussi prolifique Kim Ki-duk —, parfois contemplatif mais aussi chargé de violence, ne refoulant pas les tragédies qui ont marqué l'histoire de ce pays. Mais le film d'Im Kwon-taek nous rappelle également que le génie d'un artiste se mesure strictement à son oeuvre, et non pas à ce qu'il fait de sa vie. Ou encore aux moyens qu'il prend pour en faire un ratage aussi spectaculaire que ses réussites artistiques...

Collaborateur du Devoir

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Chihwaseon (v.f.: Ivre de femmes et de peinture)

Réalisation: Im Kwon-taek. Scénario: Im Kwon-taek, Kim Yong-ok, Min Byung-sam. Avec Choi Min-sik, Ahn Sung-ki, Yu Ho-jung, Kim Yeo-jin. Image: Jung Il-sung. Montage: Park Seon-deok. Musique: Kim Yougn-dong. Corée du Sud, 2002, 117 min. En v.o. avec sous-titres français ou anglais au Cinéma du Parc.

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