Almodovar livre un émouvant mélo

Des femmes, du vent, des superstitions, une revenante et quelques morts. Il n'en faut pas plus à l'artiste espagnol le plus exporté depuis Picasso et Buñuel pour créer un univers personnel, vivant, évocateur et cohérent. Volver, le 16e long métrage de Pedro Almodóvar, est l'un des mélos les plus beaux, les plus émouvants et les plus achevés de sa carrière amorcée en 1980 avec Pepi, Luci, Bom et autres filles du quartier.
Au dernier Festival international du film de Toronto, on se l'arrachait. Tout autant qu'à Cannes, trois mois plus tôt, où Volver, qui croise le néoréalisme italien et les mélos de Douglas Sirk, a reçu le prix du scénario ainsi que le prix d'interprétation féminine, attribué à l'ensemble de sa distribution. «Du coup, je me suis senti comme leur mère à toutes, lâche en riant Pedro Almodóvar. Blague à part, j'admire l'intelligente initiative du jury de Cannes. Parce que Volver est un film sur les femmes, sur les mères, sur la solidarité féminine. Les jurés sont allés dans le sens du film plutôt que dans le sens de la tradition.»Dans la suite beige et impersonnelle d'un hôtel cinq étoiles de la rue Bloor, où le cinéaste madrilène s'entretient avec quelques journalistes en attendant que Penélope Cruz, la vedette principale de son film, vienne le relayer, je me dis qu'on peut difficilement imaginer décor plus diamétralement opposé à celui dans lequel ses personnages évoluent.
En dépit du contraste, qui ne semble pas le gêner, et malgré la fatigue qui se lit dans ses yeux, Almodóvar se soumet de bonne grâce au rituel. On parlera de son enfance, source du film, des «mater» du néoréalisme italien, qui ont suggéré les contours de son héroïne, de Penélope Cruz, qui l'incarne, et enfin de son ancienne muse, Carmen Maura, qu'il retrouve 18 ans après leur séparation dans la foulée du triomphe de Femmes au bord de la crise de nerfs.
Imaginez Luc Plamondon écrivant de nouvelles chansons à Diane Dufresne, ou Woody Allen tricotant un rôle pour Mia Farrow. En Espagne, et chez les admirateurs du cinéaste, les retrouvailles ont pris cette ampleur. Sur le sujet, lui se montre plutôt avare de détails: «Elle réunit toutes les qualités que j'admire chez une actrice. Et j'ai été très ému de constater que la chimie entre nous était pareille à autrefois.»
Almodóvar pur jus
C'est en allant voir Attache-moi, à l'âge de 13 ans, que Penélope Cruz a pour sa part fait le voeu d'être un jour admise dans la famille Almodóvar. Ce qui fut fait, quoique partiellement, en 1997 avec En chair et en os, où elle tenait un petit rôle. Pendant le tournage, Almodóvar, devenu pour elle une figure paternelle, lui avait cependant promis de créer un de ces jours un personnage de femme qui la mettrait en danger.
«Je peux tout lui demander, elle est toujours ouverte. En même temps, ce pouvoir immense qu'elle me donne m'oblige à la plus grande prudence», reconnaît le cinéaste. Une prudence contagieuse, puisque Cruz, rencontrée quarante-cinq minutes plus tard, évoquait la sienne. «Il sait à peu près tout de moi. Et ce que je pense qu'il ignore, il le sait aussi. Sur le plateau, il est très exigeant, et très honnête. Quand ça ne va pas, ça se voit immédiatement. J'ai toujours peur de le décevoir.»
Volver, titre d'une ballade sublime chantée dans le film, signifie revenir. Revenir de loin, revenir d'entre les morts, revenir, dans le cas de Pedro Almodóvar, sur son enfance à La Mancha, ville balayée par un vent de l'Est qui rend fou, où la moitié de l'action du film est campée. «Le film n'est pas tant inspiré de ma vie personnelle puisque aucun enfant n'y apparaît, mais de mon enfance et des sentiments qui refont surface quand j'y pense. Jusqu'à tout récemment, je n'avais jamais regardé en arrière. J'avais fermé la porte sur mon enfance, sans doute parce que je n'aimais pas ce qu'il y a derrière. Maintenant, à l'âge où je suis rendu [57 ans], que je regarde de nouveau derrière la porte, j'y retrouve ces femmes fortes qui m'ont élevé. Ce sont elles qui m'ont inspiré les personnages de Volver.»
L'éventail est large. Il y a d'une part Sole (Lola Duenas), coiffeuse au noir un peu solitaire, Irene (Maura), sa mère présumément morte revenue la hanter, et Augustina (Bianca Portillo), provinciale mourante et superstitieuse, etc. D'autre part, il y a l'ouvrière Raimunda (Cruz), soeur de la première, fille de la seconde, cousine de la troisième et mère à son tour d'une adolescente (Chus Lampreave). Le décès d'une tante, un parricide, un fantôme et un congélateur de restaurant plus loin, on baigne jusqu'au cou dans l'Almodóvar pur jus des années 80 (Comment ai-je fait pour mériter cela?; La Loi du désir, etc.). Avec toutefois l'émotion en plus, les couleurs criardes en moins, et puis cette grande maturité dans le traitement, à l'oeuvre depuis La Fleur de mon secret mais consolidée avec Tout sur ma mère et Parle avec elle.
«Je deviens, avec le temps, de plus en plus transparent. Mes histoires sont compliquées, comme toujours, mais j'ai envie de simplicité. [...] Ma palette est toujours vivante. Mais il est vrai que, dans les quatre derniers films que j'ai faits, il y a plus de noir et davantage de ton sur ton. Le traitement des couleurs est directement lié à mes histoires, et à mon sentiment envers ces histoires. Autrefois j'étais plus fou et mes films l'étaient aussi. En regardant mes derniers films, je trouve qu'ils ressemblent à l'homme que je suis devenu.»
C'est-à-dire un cinéaste majeur, dont l'oeuvre, foi de Penélope, «survivra à l'épreuve du temps». Aussi, un ambassadeur de l'Espagne, quoique ça l'embête quand il y pense. «Être fidèle à ma culture, à ce que je suis, ne me demande aucun effort. Je suis fidèle à moi-même, à mes origines. Je ne me sens pas l'obligation de représenter qui que ce soit, de défendre quoi que ce soit. J'essaie d'être moi-même, comme personne, comme cinéaste, comme citoyen. Je n'essaie pas d'être international dans l'espoir d'être mieux entendu.»
Ainsi, Volver reste à ses yeux le film le plus «local» de sa filmographie: imaginé et écrit sur la terrasse de son appartement, tourné dans des lieux excentrés, même aux yeux de ses compatriotes, basé sur des croyances et des superstitions dont les dernières gardiennes sont en voie de disparaître. Mais aussi avec, en tête d'affiche, une star internationale, d'une beauté sublime, qu'il a affublée d'un faux arrière-train pour modifier sa démarche, et dont il a barbouillé le visage pour parasiter son image: «En Espagne, où tout le monde la connaît, les gens étaient surpris de la voir dans ce genre de rôle parce qu'elle projette une idée de sophistication, de glamour. Or ceux qui la connaissent bien savent que ce genre de personnage, au contraire, est plus approprié. Plus il y a de distance entre elle et le personnage, mieux elle est.» En comparant Volver à La Mauvaise Éducation, son très personnel opus précédent, on constate que la théorie s'applique également à lui.
Collaborateur du Devoir