Cinéma - Le show Sandler
Paul Thomas Anderson aime relever des défis impossibles ou pousser jusqu'à l'excès ses visions pessimistes sur la société américaine. C'est ainsi qu'il réussit à transformer le chanteur (?) Mark Wahlberg en acteur crédible dans Boogie Nights et à multiplier les crises existentielles jusqu'au bord de l'épuisement dans Magnolia. Qualifiée trop rapidement, et peut-être à tort, de comédie romantique, Punch-Drunk Love serait-il son repos du guerrier?
Ce n'est pas ce qu'il cherchait en engageant Adam Sandler, l'acteur le plus insignifiant qui soit, même si son air hébété et son registre dramatique limité au point de relever de la pure abstraction servent les visées du cinéaste et les contours de ce personnage sans envergure. Il n'y aura que la cohorte des admirateurs de Sandler à ne pas comprendre ce qu'il fait dans la peau de Barry Egan, petit homme d'affaires solitaire mais entouré de sept soeurs accaparantes et méprisantes, cherchant l'amour mais fuyant lorsqu'il se pointe, pas méchant pour deux sous mais poursuivi par une bande de truands aux méthodes expéditives.La première scène de Punch-Drunk Love donne le ton surréaliste et décalé qu'adopte Anderson jusqu'à la fin, loin toutefois de la surcharge de ses films précédents, même si on y retrouve encore cette musique quasi omniprésente et cette caméra lâchée lousse au point d'étourdir. Au petit matin, planté au beau milieu de son entrepôt, arborant un horrible complet bleu qu'il n'enlèvera pratiquement jamais, Barry est tour à tour témoin d'un accident de voiture, perplexe devant la livraison d'un harmonium sur le trottoir et intimidé par la requête de Lena (Emily Watson, superbe mais sous-utilisée) de jeter un oeil sur sa voiture. De par ses réactions, l'homme a tout d'un extraterrestre égaré en Californie.
L'existence banale de Barry prend alors une tournure à la fois plus tragique et plus excitante. Après avoir donné une foule de renseignements personnels à la téléphoniste d'une ligne érotique et que Lena se révèle être une collègue de sa soeur Elizabeth (Mary Lynn Rajskub), le voilà poursuivi par les hommes de main du crapuleux gérant de la ligne (Philip Seymour Hoffman, un habitué du cinéma d'Anderson), et la jolie secrétaire anglaise qui cherche à attirer son attention. Au milieu de toutes ces curieuses péripéties, Barry achète par centaine des paquets de pouding au chocolat pour accumuler des points «Air-Miles», une manière de fuir les autres autant que lui-même.
Le romantisme de Paul Thomas Anderson dans Punch-Drunk Love, si romantisme il y a, se cache très souvent dans cet amas de clins d'oeil et de digressions où l'humour noir, le burlesque, la bande dessinée et les visions psychédéliques particulièrement colorées se disputent leur place. Sans crier gare, le cinéaste nous plonge tête première dans les névroses de Barry, coincé entre ses sept soeurs, dont quatre ont marié les frères d'une autre famille!, ou lors de cet étonnant plan-séquence, longue conversation téléphonique banale ponctuée de numéros confidentiels et de clichés érotiques. Même son escapade à Hawaii et ses retrouvailles avec Lena relèvent du kitsch absolu, tout en entretenant un certain mystère sur les véritables intentions de cette femme au comportement étrange et imprévisible.
Punch-Drunk Love marque une rupture partielle avec ses films précédents, moins long, moins ambitieux, moins tonitruant, mais constant dans cette obsession d'appréhender le monde sous ses aspects les plus sombres, les plus tordus. Son idée, certes courageuse, d'engager Adam Sandler, que la proposition a sûrement flatté, n'offre que des résultats mitigés, qui affaiblissent une mise en scène souvent brillante et audacieuse; le jury du dernier Festival de Cannes n'a pas manqué de le souligner. Malheureusement, Anderson n'a pu accomplir le même miracle que Peter Weir avec Jim Carrey dans The Truman Show: la face cachée d'Adam Sandler reste à découvrir. Si d'aventure elle existe...