Vitrine du disque - Faire fort sans fard
Les Rita sont les Rita et on les aime encore autant après 23 ans et six albums parce que le Fred et la Catherine n'ont encore et toujours rien à cirer des tendances gagnantes et des plans de carrière.
Logique du succès, ils auraient dû poursuivre dans la veine du grisant Cool frénésie de la dernière fois (rappelez-vous les fabuleux et frénétiques concerts au Métropolis), accélérer encore le tempo de leur techno-funk imparable, jusqu'à la folie et jusqu'à la gloire. Mais non. En lieu et place, c'est bras d'honneur à la mode et retour au rock de base: le Chichin hache de nouveau ses riffs de guitare menu sans se demander si on ne trouvera pas ça vieux genre, et la Ringer se livre avec l'abandon le plus glorieusement total à sa spécialité, la rime tellement crue qu'on fait oh la la.Oh la la? Qui d'autre, en effet, que la fille des Rita peut se permettre de causer état présent du féminisme sans exaspérer le chrétien? Elle y parvient dans Vieux rodéo: «Soit la maman, soit la putain / Entre les deux, y aurait rien / Ils sont forts pas toujours doux / Faut-il apprendre à rendre les coups?» Dans Tous mes voeux, chanson de douleur sur la perte de l'être aimé aux bras d'une autre, elle arrive même à parler du point de vue de la menstruée: «Parfois, quand vient le temps du sang / Je pleure grandement [...] Quand je perds un ovule / Je pleure, je pleure c'est ridicule.» Cela dit sur une mélodie fichtrement entraînante: avec les Rita, on n'oublie jamais qu'il faut que ce soit bon à fredonner et que ça groove.
Pied de nez salutaire aux fignoleurs des studios et autres bidouilleurs sans fin, c'est presque à l'état de maquettes que sont livrées les treize pièces de La Femme Trombone des Rita Mitsouko (c'est le titre entier), dont deux instrumentales, la bien-nommée Entrée et la tout aussi évidente Interlude. Et entre ces ponctuations, c'est bing, bang et rentre dedans: presque tout est flanqué à la face, comme autant de bonnes gifles à la Eddie Constantine. Sinon Tu me manques et son ambiance d'aéroport à la Burt Bacharach, et la «caracole» manière années folles de la chanson finale (1928), c'est riff après riff, sur lesquels reposent tout naturellement des mélodies pas trop emberlificotées. Simplicité, efficacité, honnêteté. La sainte trinité. On ressort de l'écoute tout rafraîchi, en se disant que le rock est encore bien vivant quand on l'offre brut.
Sylvain Cormier
FORTY LICKS
The Rolling Stones
Rolling Stones Records/
Virgin/Decca/ABKCO (EMI)
THIRTY #1 HITS
Elvis Presley
RCA (BMG)
Impossible d'ignorer la parution concurrente de ces compilations, ne serait-ce que pour constater l'évidence, à savoir que Capri, c'est vraiment presque fini. Entendez par là que ces résumés de carrière, dans la foulée du triomphal One des Beatles, constituent probablement l'ultime hourrah des héros de l'âge d'or de l'histoire du rock: l'heure est à la rationalisation des discothèques, comprend-on. Ouste, les coffrets et leurs mille et une prises alternatives pour spécialistes, à L'Échange les albums d'origine, voilà le minimum qu'il vous faut pour le reste de vos jours, signale-t-on au boomer vieillissant. En mettant l'accent sur la qualité améliorée du son: si l'achat est définitif, il faut bien que ça sonne. C'est tout juste si on a ajouté un peu de nanane à l'essentiel, le récent remixage de la chanson A Little Less Conversation dans le cas d'Elvis, et quatre nouvelles chansons dans le cas des Stones. Boni justifié pour le Pelvis, douteux pour les Rouleux: sinon Losing My Touch, valable point d'orgue signé Keith Richards, les nouveautés souffrent atrocement de la comparaison avec les immortelles du groupe. Difficile d'imaginer du Stones-by-the-book plus déprimant.
Le choix des titres est forcément discutable, à Memphis comme à Londres. Wooden Heart parmi les trente essentielles du King? Plutôt que Little Sister, mettons? On rigole. You Got Me Rocking au nombre des quarante riffs stoniens élus? Plutôt que Time Waits For No One ou Memory Motel? Ridicule. Mais tant pis. Ceux qui se procureront ces disques auront ce qu'ils méritent: un choix. Qui n'est pas le leur. Et on viendra dire après que l'industrie fait tout ce qu'il faut pour contrer le téléchargement par MP3. Moi, j'appelle ça des incitatifs.
S. C.
***
Soul
THE KING OF NOTHING HILL
Barry Adamson
(Mute/Fusion III)
Après quelques albums, on finit par connaître la recette, un peu stagnante, de l'ancien membre de Magazine et bassiste des Bad Seeds. Sur The King Of Nothing Hill, Barry Adamson joue toujours le rôle du crooner solitaire dans cette trame sonore plutôt glauque qu'il s'invente de toutes pièces. Dès Cinematic Soul, on comprend que le compositeur tient chacune des ficelles. On entre alors dans le monde noir du dandy qui s'empresse de séduire avec une voix grave, quelque part entre Isaac Hayes et Barry White. Cette soul, toute en finesse, tente d'inscrire une forme de narration avec l'aide de cordes sophistiquées, pour ainsi mettre en relief un climat des plus inquiétants. Inutile de le répéter, c'est très bien fait. Toutefois, il semble plutôt difficile de prendre Adamson au sérieux. Sur la scène du crime, l'auteur chante au milieu de Whispering Streets: «I don't even know how the gun got in my hand.» Baroqueux par moments, le contenu sonne faux. Par ailleurs, l'image langoureuse finit par devenir lassante. Le soul-boy anglais déçoit avec son discours aussi naïf que nébuleux. Il faut bien l'admettre, Adamson régresse.
David Cantin
***
Hip-Hop
SEED TO SUN
Boom Bip
(Lex Records/Outside)
Après une collaboration des plus surréalistes avec Dose One sur Circle, Boom Bip arrive enfin avec un premier album solo sur Lex Records (une nouvelle subdivision chez Warp). Est-ce qu'il serait déjà trop tard? Entre le hip-hop et l'électronique abstraite, Seed To Sun manque franchement d'idées. Discret à l'origine, Bryan Hollon devient beaucoup trop sage sur ces pièces embryonnaires. Loin des déconstructions savantes d'un Prefuse 73, le producteur suit les traces d'un DJ Shadow à la lettre. Contrairement à RJD2, on assiste à un collage mal ciselé où le rock instrumental ainsi que la musique de film s'en tiennent trop souvent à l'essentiel. Les boucles hypnotiques sont prévisibles, tout comme les mélodies trop sirupeuses. Même Buck 65 se fait prendre au piège avec une curieuse imitation de Tom Waits sur The Unthinkable. À d'autres endroits, Boom Bip tente sa chance du côté de la musique ambiante sans véritable succès. On a parfois de la difficulté à croire qu'il s'agit d'un des types qui ont répandu la bonne nouvelle au sujet d'Anticon. Curieux tout de même.
D. C.
***
Électro
THE BOY AND THE TREE
Susumo Yokota
(Leaf/Fusion III)
Plus près de Philip Glass que de Squarepusher, les compositions de Susumo Yokota ont la pureté d'un jardin zen. Les lignes sont même trop parfaites, à l'occasion. Après un détour sans intérêt vers la house, le Japonais revient avec un autre album dans la lignée de Grinning Cat. Ainsi, l'épuration sonore est de mise sur The Boy And The Tree. S'imprégnant des traditions et des coutumes des campagnes nipponnes, Yokota tente de créer une musique qui serait le reflet d'un équilibre spirituel intérieur. Développant certains thèmes, l'aspect répétitif est à l'oeuvre sur chacune des douze pièces rêveuses. On pense, surtout, en écoutant cette électronique minimale, à une calligraphie aussi précise qu'évocatrice. Toutefois, un certain vide se dégage de cette musique parfois caricaturale. D'ailleurs, l'utilisation de clochettes n'aident en rien à masquer l'élément kitsch exotique. C'est lors de ces envolées aériennes qu'on doute de la justesse d'une telle recherche. Dans un registre similaire chez Leaf, le Mexicain Murcof semble beaucoup plus à l'aise et inspiré sur un Martes qui tient presque de l'exploit.
D. C.
WALKING IN JERUSALEM
Random_Inc.
(Mille Plateaux/Fusion III)
Il faut fermer les yeux et s'imaginer quelque part dans une rue à Jérusalem. On entend une circulation abondante, des paroles, des cris: du mouvement, quoi! Sur ce deuxième disque des Allemands Random_Inc., on a décidé de recueillir des bruits au hasard afin de mettre en musique une errance imaginaire dans un lieu plus paisible que le réel. Avec l'aide du Montréalais Tim Hecker, d'Electric Birds ou d'Ultra-Red, cette invitation à la déroute conceptuelle porte fruits. Walking In Jerusalem ouvre une brèche où la musique ambiante prend toute la place. Les créateurs utilisent aussi des échantillonnages d'instruments (violon, piano) pour accompagner ce voyage en territoire fertile. On suit donc chacun des extraits comme les signes sur une carte qui guiderait d'une extrémité à l'autre de la ville. Les titres font d'ailleurs référence à cette excursion mentale qui dure un peu plus d'une heure. Le magnifique livret permet également de lire quelques extraits de l'oeuvre de Yehuda Amichai, de Mahmound Darwish ou encore d'Amos Oz. Un parcours photographique complète le tout à l'intérieur. Une idée riche et fructueuse.
D. C.
Nueva Bossa Nova Compilation
(Wagram - Fusion III)
Déjà que la bossa nova faisait rêver... Imaginez maintenant cette musique de danse brésilienne proche de la samba revue par les maîtres de l'électronique. Résultat: Nueva Bossa Nova, une compilation de quinze mélodies toutes plus enivrantes les unes que les autres. La recette derrière cet album made in France est simple. Plutôt que de réinventer la roue, on plaque tantôt des nouvelles chansons, tantôt des airs plus connus sur des rythmes contemporains tout en respectant à la lettre les contraintes du genre musical imposé dans les années 60 par des artistes de renom tels Stan Getz, Joao Gilberto et Antonio Carlos Jobim. Le tour de force est d'autant plus impressionnant que les artistes ne sont pas tous brésiliens. Français, Anglais, Allemands et Danois ont mis la main à la pâte avec brio. Ainsi, Bebel Gilberto (la soeur de l'autre) est remixée par King Britt, les Français Tom & Joyce et le Yougoslave Suba se fendent de chansons plus brésiliennes que les vraies, l'excellent groupe allemand De Phazz revoit à sa manière toute particulière une mélodie chantée par Helena, l'Italien Nicola Conte revisite les Allemands de Maxwell Implosion et Mo' Horizons nous transporte avec un excellent jazz-bossa. Dans le genre musical lounge-à écouter-un-dry-martini-à-la-main, on ne fait pas mieux.
François Cardinal
***
Disques classiques
Schubert - Goerne
Franz Schubert: Die Schöne Müllerin (La Belle Meunière), cycle de 20 lieder sur des poèmes de Wihelm Müller, D. 795. Matthias Goerne, baryton; Decca 470 025-2.
Une pratique courante de la fin du XVIIIe et du début du XIXe siècle était celle des tableaux vivants. Les membres de la maisonnée et leurs invités «copiaient» une toile connue en en imitant le décor et les personnages, les costumes et les poses ou les mines. Cela se transformait en petite soirée où l'on composait des poèmes sur des mélodies connues et où l'on se faisait un petit spectacle chanté. C'est ainsi que le poète Wihelm Müller écrivit vingt-cinq poèmes qui narrent gentiment l'histoire d'un jeune meunier en période de compagnonnage qui tombe amoureux de la fille de son employeur (ou serait-ce que la meunière est elle-même l'employeuse? l'histoire n'est pas claire là-dessus). Elle lui accorde ses faveurs un temps puis le délaisse pour un autre. Notre jeune apprenti s'en voit tellement meurtri qu'il se jette dans le ruisseau qui alimente le moulin et meurt noyé, trouvant la paix au fond de son cher et fidèle ruisseau qui a reçu tant de ses confidences.
Prenant connaissance du cycle publié par Müller, Schubert, alors isolé du monde par une grave manifestation de la syphilis, décide de le mettre en musique. Il choisit vingt des vingt-cinq poèmes. Tandis que l'original se termine sur une touche d'espoir, Schubert, qui se sait condamné à plus ou moins brève échéance, décide de couper certains poèmes pour que sa fin à lui soit noire. La composition est rapide et la publication, en cinq feuillets, s'avère un succès.
On prend généralement ce cycle avec un peu de légèreté. Matthias Goerne en propose une version radicalement différente de ce qu'on a l'habitude d'entendre, un peu comme à l'opéra on peut modifier l'environnement pour mieux orienter la perception. C'est ce qu'on appelle le sens de l'interprétation. La première chose qui frappe sur cet enregistrement, c'est la lenteur des tempos. Si Goerne n'a pas la plus belle voix du monde, son souffle et sa technique lui permettent de tenir des lignes si longues que parfois on étouffe!
L'optique est celle d'un théâtre intimiste dont, dès le début, on pressent la noirceur de l'aboutissement. Même dans les moments d'espoir joyeux et juvénile, il y a toujours une pointe de fatalisme. Cela accorde une incroyable unité au cycle, parfois à la limite du supportable dans la lourdeur psychologique, mais dont la poésie s'avère incroyablement enrichissante (je n'oserais dire rafraîchissante).
Superbement accompagné par Eric Schneider (qui le suit au quart de tour et se fond complètement à cette vision particulière du cycle) et doté d'un sens du théâtre aussi certain que de bon goût dans l'émission du texte (il use presque de sprechgesang par endroits), Goerne nous emmène en voyage avec ce meunier légèrement naïf, un peu comme un idiot en sait plus sur la profondeur des sentiments qu'un intellectuel qui arrive à mieux se distancier des émotions. Ce qui est formidable donc, c'est qu'on passe du sourire à la langueur, de l'espoir à la dépression la plus profonde dans un temps qui s'étire comme l'éternité du désir et les abysses infinis de l'écroulement amoureux.
Il y a ici non seulement une superbe leçon de chant, mais aussi une énorme leçon de musique. Certains chanteurs, dotés par dame Nature d'une voix exceptionnelle ou de capacités techniques hors de l'ordinaire, aiment généralement s'y complaire. Matthias Goerne refuse cela et met tout ce qu'il a à être profondément original sans jamais trahir l'intention ni le mot de la partition. Seulement, il nous traduit l'oeuvre à sa manière individuelle et nous l'impose sans effort tant c'est convaincant. Comme quoi, dans les mains d'un grand artiste, un chef-d'oeuvre sait toujours révéler une autre facette quand celui qui l'éclaire sait ce qu'il veut et peut le faire. Qui eût cru que La Belle Meunière pouvait passer au prisme de l'existentialisme?
François Tousignant