«Banksyland», l’exposition non autorisée

Les réseaux sociaux se sont échauffés vendredi dernier à l’annonce du passage à l’automne de l’exposition Banksyland à Montréal, Toronto et Vancouver. Vendue comme « la plus grande exposition au monde sur le plus mystérieux des artistes du monde », accueillie sur Facebook par des « Yessss ! », des pouces en l’air et des cœurs de fanatiques de l’anonyme faiseur de graffitis, la nouvelle a été relayée sans bémols par de grands médias.
Or, l’exposition, non autorisée par l’artiste, laisse dans son sillage aux États-Unis une traîne de sévères critiques et de questions éthiques. Légale ? Tant que l’artiste ne poursuit pas, oui. Morale envers les visiteurs ? Discutons-en.
Le site Internet officiel de Banksy assure qu’aucune exposition courant le monde actuellement sous son nom n’a reçu son autorisation ou sa collaboration. Il prévient aussi qu’aucune image de ses œuvres ne peut être reprise à des fins commerciales, mais que tous sont bienvenus à les utiliser à des fins non commerciales, pour l’amusement personnel. « Imprimez-les d’une couleur assortie à vos rideaux ou faites-en une carte pour votre mamie », indique le site.
Banksyland n’échappe pas aux fins commerciales. L’exposition promet, sur son site Internet, contre 29 $, une heure de proximité avec « 80 pièces et installations des œuvres originales et “de studio” [sic], des œuvres d’art de rue récupérées et des installations immersives ». Pour 59 $, on peut oublier le temps, en entrée VIP, qui offre aussi une affiche et un audioguide.
En comparaison, le Musée des beaux-arts de Montréal donne accès à toutes ses expositions, sans limite de temps dans une journée, avec un billet à 24 $ (à partir de 31 ans), et moins pour les plus jeunes. Et à ce prix viennent l’approche scientifique et la rigueur muséales.
Dans les nombreux articles qui ont germé sur le passage de Banksyland, de Honolulu à Portland en passant par San Diego, on lit que l’exposition compterait tout au plus une douzaine d’œuvres originales. Outre Rage, le lanceur de fleurs ou Smiling Copper, le gros de l’espace est occupé par des objets créés par les concepteurs de l’exposition (l’organisation One Thousand Ways).
Des projections vidéo du travail de l’artiste, des sculptures faites à partir d’images en deux dimensions, des photographies des œuvres de rue imprimées sur papier ou sur canevas. Bref, des reproductions, des objets dérivés. Comme ceux qu’on propose d’acheter et de ramener à la maison, tel que le précise le magazine Sightlines d’Austin, spécialisé en arts.
L’oeuvre et ses reflets
« Une des questions intéressantes que pose cette expo, c’est celle du réel et de l’irréel », résume Jean-François Gauvin, directeur du programme de muséologie à l’Université Laval. Et la question des visiteurs. On peut séparer là « qui aime être en contact avec une œuvre authentique, et qui plutôt préfère voir la projection d’une œuvre sur un grand écran, ou sa reproduction », indique le spécialiste.
Banksy, artiste de rue dont l’identité demeure à ce jour inconnue, joue lui-même beaucoup sur le réel et l’irréel. Celui qui a commencé comme graffeur est maintenant reconnu autant pour ses œuvres que pour « ses coups », qui, avec humour et autodérision, critiquent le marché de l’art tout en augmentant sa propre valeur artistique.
« Les organisateurs de Banksyland jouent sur le même mystère que l’artiste », note M. Gauvin, sur cette frontière entre irréel et réel, vrai et faux. En effet, le lieu, près de la rue de la Visitation et du boulevard Maisonneuve, ne sera dévoilé qu’aux détenteurs de billets peu avant l’ouverture.
« C’est une arme publicitaire qui fonctionne » et qui est utilisée, autrement, par Banksy lui-même, poursuit M. Gauvin. Et Banksy a déjà écrit : « J’utilise l’art pour contester l’ordre établi, mais peut-être que j’utilise simplement la contestation pour promouvoir mes œuvres. »
Au point où l’ex-policier des arts Alain Lacoursière ne serait pas surpris que Banksy lui-même soit derrière une ou plusieurs de ces expositions non autorisées. « Ce monsieur est spectaculaire. Il fait des gros shows. » Le consultant en art rappelle qu’en 2014, Banksy avait participé, discrètement, avec son kiosque, à une foire artistique à Central Park. Il y vendait ses impressions 60 $US. Plusieurs avaient été invendues ; les autres ont fait plus tard la fortune des encanteurs. « Il pourrait très bien être derrière ce genre d’expo tout en disant qu’il n’y est pas, faire ce genre de choses. »
Musée, sons, flashs et lumières
Jean-François Gauvin, lui, voit une différence entre cette exposition et le travail connu de Banksy. Avec l’esprit de l’artiste et de ses œuvres. « Les spectateurs qui vont aller voir Banksyland ne cherchent pas le même regard critique que celui qu’un musée poserait sur ses oeuvres. Là, il y aura juste du son, de la lumière, du flash, et la possibilité de se faire bercer dans des couleurs et des textures. »
« Est-ce qu’on se sert des œuvres et du message anticapitalistes de Banksy pour faire de l’argent ? » demande M. Gauvin. « Est-ce qu’on va reconnaître son message artistique et politique, ou est-ce qu’on va se prendre en photo devant une projection pour la poster sur son Instagram et dire “J’étais là” ? C’est un spectacle, du divertissement, de l’entertainment. » Et ça marche aussi : certains jours à Montréal affichent déjà complet, et des dates ont été ajoutées.
Le légal et l’illégal
Est-il légal de présenter une exposition Banksy sans l’autorisation de l’artiste ? « Juridiquement, au Canada, je ne suis vraiment pas sûr que ça tient, leur exposition… » pense François Le Moine, avocat spécialisé en droit des arts. « On dirait qu’ils n’ont pas compris qu’on n’avait ici pas tout à fait le même droit d’auteur qu’aux États-Unis… »
Mais pour appliquer la Loi sur le droit d’auteur, « il faut que l’auteur revendique son droit moral », qu’il porte plainte, précise le directeur du cabinet spécialisé Règles de l’art.
« Il existe, au Canada, le droit d’exposition, qui n’existe à peu près nulle part ailleurs dans le monde. Seul le titulaire du droit d’auteur peut autoriser l’exposition. C’est une disposition ajoutée à la Loi en 1988, pour les œuvres créées après cette date. Je ne sais pas si le promoteur aux États-Unis a vérifié ça, parce que c’est une particularité assez unique au monde », précise M. Le Moine.
« La question que pose la loi canadienne est neutre technologiquement. Est-ce qu’on reprend une partie importante de l’œuvre ? C’est un test qualitatif. On voit sur une photo de Banksyland qu’on reprend une partie substantielle du Lanceur de fleurs, même si on en fait une sculpture. » Le droit d’auteur doit être respecté même si on reproduit un pochoir en sculpture, même si on projette en immersif des sérigraphies ou des graffitis.
Mais répétons-le nous : tant que Banksy ne porte pas plainte, l’exposition peut aller tranquillement. Et aucune loi ne protège le visiteur ou le spectateur d’une exposition qui joue sur les limites entre le vrai et le faux. Seuls les propriétaires d’œuvres et les auteurs sont protégés.
« Ceci dit, si l’artiste voulait faire valoir ses droits, c’est au Québec qu’il aurait la meilleure chance d’arrêter cette exposition. On peut ici effectuer des saisies avant jugement. »
Pourquoi Banksy, qui a déjà entamé des poursuites judiciaires au moins en Europe, laisse-t-il courir ces expositions, et ne poursuit-il pas ? D’autant plus qu’il n’est pas étranger aux tribunaux. La question, posée au site officiel de l’artiste, est restée sans réponse. Tout comme celles posées à l’organisation derrière Banksyland.
Toutes les plus grandes expositions au monde de Banksy
D’autres « plus grandes expositions au monde de Banksy » sont présentées, ailleurs dans le monde, par d’autres promoteurs, et toujours non autorisées par l’artiste. Comme The Art of Banksy, qui a dû rembourser des visiteurs à Séoul en 2021, insatisfaits du trop petit nombre d’originaux — 27 sur 150 objets présentés. Ou The Art of Banksy : Without Limits, qui sera présenté à Francfort et Sao Paulo dans les prochains mois. Ou Banksy Was Here, qui, pour l’instant, ne tourne pas. Et Banksyland.