L’histoire méconnue des femmes galeristes

Rose Millman (1890-1960), née en Bucovine, juive anglophone ayant émigré au Québec dans sa jeune vingtaine, a été la première femme à fonder et à gérer seule une galerie d’art à Montréal, en 1941. Et c’en était toute une, puisqu’il s’agissait de la galerie Dominion, vendue ensuite au célèbre Max Stern qui en a fait la plus importante de l’après-guerre au Canada.
Le commerce culturel s’appuyait sur ce qu’on appelait alors « l’art vivant » canadien, souvent celui des artistes francophones, sous l’influence de l’historien d’art Maurice Gagnon, père du professeur François-Marc Gagnon (1935-2019), spécialiste des automatistes et biographe de Paul-Émile Borduas. La galerie Dominion a proposé une oeuvre de Françoise Sullivan en avril 1943, il y a donc tout juste 80 ans, dans une exposition du groupe Les Sagittaires.
« Les galeries fondées par des femmes vont montrer davantage l’art moderne, et les artistes du Québec auront une diffusion importante grâce à ces femmes galeristes », résume Geneviève Lafleur, unique et précieuse spécialiste du sujet.
L’étincelle d’allumage pour les travaux pionniers qui ont occupé la chercheuse pendant des années est née d’une simple remarque entendue dans un cours d’histoire de l’art. Le chargé de cours mentionnait alors que les femmes avaient joué un rôle réel mais méconnu dans la diffusion de l’art moderne au Québec. La bachelière Geneviève Lafleur avait noté la remarque en marge de son cahier de notes en précisant qu’il y avait là un sujet à explorer.
L’envisager, c’était déjà bien. Réaliser le projet, c’était infiniment mieux.
Des femmes invisibilisées
Mme Lafleur a fouillé pour sa maîtrise le sujet des galeries d’art dirigées par des femmes à Montréal dans les années 1940, puis a élargi le spectre au Québec dans les années 1950 pour son doctorat, en incluant les centres d’art. Le diptyque propose une sorte de sociologie féministe des fondatrices de lieux de diffusion des arts visuels modernes de la Deuxième Guerre mondiale à la Révolution tranquille.
« J’ai voulu défricher un moment de l’histoire de l’art du Québec, dit-elle, une histoire que je pouvais reconstituer en lisant les périodiques ou les journaux, mais qu’on ne voyait pas dans l’histoire de l’art officielle. J’ai été surprise de toujours découvrir davantage de femmes impliquées dans cette période et que plusieurs d’entre elles avaient connu une carrière d’artistes avant de bifurquer vers la gestion des organismes culturels. Je pense que ces lieux compensaient une carrière artistique bloquée. »
La thèse, défendue au tournant de la décennie au Département d’histoire de l’art de l’UQAM, s’intitule Le rôle des entrepreneures culturelles dans le développement des arts visuels au Québec (1949-1960). L’enquête savante expose la contribution majeure de certaines femmes pendant la décennie de référence tout en analysant les raisons de leur invisibilité dans la mémoire collective, y compris dans la sphère plus spécialisée de l’histoire de l’art, sa discipline.
La démonstration du doctorat se concentre sur cinq pionnières : Denyse Delrue, Suzanne Guité, Agnès Lefort, Pauline Rochon et Eugenie Sharp Lee. L’année de départ de l’étude fait référence à la fondation du Centre d’art de Sainte-Adèle par Pauline Rochon en 1949. Suzanne Guité, elle, a créé avec son mari le Centre d’art de Percé. Ces deux lieux d’animation culturelle favorisaient la pratique amateur tout en faisant de l’initiation aux esthétiques modernes.
La galerie d’Agnès Lefort proposait un autre modèle, carrément professionnel. Mme Lefort, elle-même artiste, proposait ses oeuvres et surtout celles de créateurs d’avant-garde.
Critique féministe
Il faut saisir la réalité de l’époque pour comprendre le rôle important joué par ces lieux de diffusion relayant de l’art moderne. L’État s’impliquait assez peu dans les institutions culturelles. Les rares galeries, concentrées à Montréal autour du Musée des beaux-arts, proposaient surtout des oeuvres traditionnelles. Jusqu’en 1964, le statut juridique des femmes mariées faisait en sorte que celles-ci devaient avoir l’autorisation de leur mari pour se lancer en affaires. Les célibataires (comme Agnès Lefort et Pauline Rochon) avaient moins de contraintes.
« Elles se défendaient de privilégier les femmes artistes, mais quand on compare leurs programmations avec celles des galeries fondées par des hommes, on constate une plus grande représentativité des femmes », note l’historienne de l’art. Par exemple, le Centre d’art de Cowansville, fondé par Eugenie Sharp Lee, a présenté douze expositions solos pendant la période étudiée, dont huit de femmes artistes. À la galerie Lefort, le ratio établit 22 solos de femmes artistes pour 78 expositions recensées.
La grande synthèse s’arrime à une critique féministe des perspectives habituelles de l’histoire de l’art. Des études faites depuis quelques décennies rappellent les femmes artistes occultées par l’historiographie concentrée sur les hommes. L’exposition Sans invitation à l’affiche du Musée des beaux-arts du Canada rend hommage à toute une génération de femmes peintres, photographes ou sculptrices du siècle passé. Les femmes comme sujet des oeuvres intéressent aussi de plus en plus les historiennes.
Mme Lafleur propose encore autre chose dans sa perspective en histoire de l’art en s’intéressant aux entrepreneuses de la culture, sujet encore plus négligé. « Dans un premier temps, une réponse féministe importante a été de s’intéresser aux femmes artistes. C’est pertinent encore. Il y a maintenant d’autres facteurs qui méritent aussi d’être étudiés pour comprendre un peu plus les situations passées. »
Mme Lafleur, trentenaire, ne vit pas du fruit de ses longues études en histoire de l’art. Dans le sens où elle n’est ni professeure ni chercheuse rattachée à une université. Elle est retournée à sa profession première de design graphiste. « Mes études influencent beaucoup mon travail, précise-t-elle. Quand je fais des choix esthétiques, je sais les baser sur un courant en art par exemple. Je dirais que c’est davantage ma position féministe qui est influencée par mes études. Je travaille pour une agence de communication qui intervient auprès d’organismes qui aident les femmes. »