Figure de résistance

Françoise Sullivan en 2021
Marie-France Coallier Le Devoir Françoise Sullivan en 2021

L’expression spontanée, la pureté du geste et la quête des « énergies, étouffées longtemps », sont parmi les images auxquelles fait appel Françoise Sullivan en février 1948, lors d’une conférence où elle livre sa conception de la danse. « Le danseur doit libérer les énergies de son corps, dit-elle. Par la violence de la force en jeu, il peut atteindre jusqu’aux transes. »

Les mots de l’artiste, alors âgée de 24 ans, sont passés à la postérité lorsque l’allocution « La danse et l’espoir » est devenue, des mois plus tard, un des textes de Refus global, le manifeste automatiste rédigé sous la direction de Paul-Émile Borduas. Pour Abigail Susik, spécialiste du surréalisme, de la performance et de la danse, ce texte de Sullivan est plus qu’historique : il est fondamental, autant que son oeuvre chorégraphique Danse dans la neige (1948) (illustrée en une), pour comprendre ce qui les unit, elle et l’automatisme, à la pensée surréaliste.

« La danse automatiste est capitale. Elle permet de montrer comment le corps jaillit dans l’inconscient, en tant que partie non rationnelle, explique l’historienne de l’art rattachée à l’Université Willamette, en Oregon. [Pour Sullivan], Danse dans la neige est d’une liberté absolue. Ce n’est même plus une discipline, mais un moment dans le froid nordique. Elle libère le corps et l’esprit à un niveau qu’il est difficile d’atteindre pour la plupart d’entre nous. »

Membre fondatrice de la Société internationale de l’étude du surréalisme, Abigail Susik a agi comme conseillère pour l’énorme exposition Surrealism Beyond Borders, mise en circulation par le Metropolitan Museum of Art de New York en 2021. Une Québécoise parmi les 350 artistes : Françoise Sullivan. Susik lui voue une grande admiration — « elle est la plus belle et la plus incroyable des femmes, l’une des plus distinguées de la planète art », clame-t-elle lors d’un entretien accordé par vidéoconférence.

Son admiration l’a poussée à préparer une communication sur l’artiste centenaire, laquelle sera présentée deux fois en novembre. D’abord à Houston, lors du 5e congrès de l’association qu’elle a cofondée. Puis à Montréal, à la Faculté de droit de l’Université McGill, sur une idée de Claude Gosselin, directeur du Centre international d’art contemporain de Montréal (CIAC) et membre du Comité des hommages à Françoise Sullivan.

La future conférencière aime rappeler que Sullivan est l’une des rares artistes à avoir pratiqué la danse automatiste. Elle se situe quelque part à la suite d’Hélène Vanel (1898-1989), en compagnie de Meret Oppenheim (1913-1985) et en amont d’Alice Farley, apparue dans les années 1970.

Guerre au travail

 

Selon les explications du CIAC, le bâtiment choisi pour la conférence d’Abigail Susik est rattaché à la Maison Ross, « un lieu emblématique dans la carrière » de l’artiste. Elle y a tenu son studio entre 1947 et 1950 et y a présenté deux chorégraphies faisant partie du « premier spectacle de danse moderne au Québec, le 3 avril 1948 ».

L’universitaire de l’Oregon s’est donné pour objectif de « vraiment comprendre ce qui a attiré les automatistes chez les surréalistes français et d’établir les différences » entre les deux groupes. Si Borduas et ses disciples se sont montrés redevables de l’écriture automatique à André Breton et compagnie, Abigail Susik compte insister sur la notion de transe, au coeur des réflexions de Sullivan, et souhaite la mettre en parallèle avec les idées les plus politiques des surréalistes. La danse automatiste résonne d’actualité, juge celle qui a publié en 2021 un livre sur la « guerre au travail », Surrealist Sabotage and the War on Work.

« L’automatisme est une forme de résistance à la productivité, à toutes ces listes de choses à faire. Nous sommes programmés à travailler, pour gagner de l’argent et survivre. Quand ça se traduit en mouvements, comme dans Danse dans la neige et dans tout l’art de Françoise, y compris sa peinture, l’esprit se libère, résiste à se discipliner. »

Le groupe de Breton, rappelle-t-elle, ne prônait pas la fainéantise, mais combattait l’aliénation au travail, dans le capitalisme. Il offre un modèle de survie pertinent tant que l’exploitation des travailleurs se poursuit. « Personne ne travaille seulement huit heures par jour », affirme Susik.

Le penchant de Sullivan pour l’abstraction, à l’instar de tous les automatistes québécois (l’une des différences notables par rapport aux surréalistes), est un trait de cette résistance à la discipline, tant il exprime l’action non prédéterminée. En dehors de l’approche esthétique de Sullivan, Abigail Susik voit dans sa longévité, et dans son insistance à aller travailler dans son atelier quotidiennement, une autre opposition aux directives rationnelles.

« Son travail vient de l’intérieur, non de l’extérieur. L’art, c’est de la productivité non contrôlée, ce n’est pas un produit du capitalisme. Je crois que le travail créatif peut sauver le monde », dit l’intellectuelle, qui a voulu conclure la conversation par une mise au point : « Françoise est plus que surréaliste, elle est unique. »



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