Portraits de Montréal au XIXe siècle

On dit qu’il n’y a pas de science sans patience. L’historien de l’art Laurier Lacroix en sait quelque chose, lui qui voit l’aboutissement d’une grande exposition sur James Duncan (1806-1881) plus de quarante ans après l’avoir imaginée.
M. Lacroix travaillait comme conservateur au Musée des beaux-arts de Montréal à la fin des années 1970 quand il a eu l’idée de la rétrospective consacrée au peintre et aquarelliste, dont les panoramas ont accompagné la grande transformation de Montréal au XIXe siècle. Il envisageait une collaboration avec d’autres musées de la ville. Le projet n’a jamais abouti, mais une conservatrice du McCord Stewart a découvert la vieille correspondance avec M. Lacroix et relancé le chantier muséologique, qui vient d’aboutir.
« Il a fallu être patient, mais les nouvelles ressources de recherche en ligne, par exemple les journaux numérisés, ont grandement facilité le travail : on n’aurait pas pu faire aussi bien il y a quarante ans », explique Laurier Lacroix, qui a enseigné l’histoire de l’art à l’UQAM au cours des dernières décennies en plus de mener des travaux de commissaire. Il vient de présenter au Musée d’art de Joliette une exposition sur les ateliers d’artistes.
L’exposition codirigée par le conservateur du McCord Stewart Christian Vachon s’intitule Montréal en devenir. Duncan, peintre du 19e siècle. On y retrouve une centaine d’oeuvres produites entre 1830 et 1880, un très riche florilège qui permet de dresser des portraits exceptionnels de la ville avant la photographie, au moment où elle se transforme pour passer d’une petite ville de 27 000 habitants à la métropole de la colonie britannique cinq fois plus populeuse. Les travaux rassemblés pour la première fois proviennent du fonds exceptionnel du McCord Stewart et de sept institutions prêteuses.
Le résultat présenté jusqu’en avril 2024 n’est rien de moins que passionnant. En plus, un magnifique catalogue illustré permet de plonger dans les explications fines et la contextualisation sociohistorique du corpus unique.

James Duncan, né en Irlande du Nord, émigre au Bas-Canada à 24 ans, en 1830. La classe marchande anglaise et écossaise développe la colonie, qui va finir par s’imposer comme un des joyaux de l’empire.
Pour s’établir comme artiste paysagiste et faire connaître ses talents, il réalise immédiatement une grande huile sur toile baptisée maintenant Montréal depuis la montagne. La perspective choisie, au pied du mont, montre en succession des vaches dans un champ, des boisés en automne, la bourgade grise où domine l'église Notre-Dame en construction, le fleuve, puis les Montérégiennes sous un grand ciel d’Amérique.
Les sections suivantes regroupent les propositions de manière thématique, ici pour s’intéresser aux désastres, aux fêtes ou aux loisirs, là pour se pencher sur les habitants, le commerce ou les immeubles. Une autre création majeure réalisée en 1848, peut-être encore plus fabuleuse que la toile de 1830, Panoramic View of Montreal, un lavis à l’encre brune par Duncan gravé sur acier par William S. Barnard, saisit l’exceptionnelle façade portuaire de la ville vue du fleuve. Une immense reproduction sur un mur du musée permet d’en admirer les détails.


La richesse et la diversité de l’accrochage permettent de faire des coupes transversales dans les représentations. Les scènes d’hiver abondent. Les moyens de transport étonnent, avec des bateaux à vapeur, le train et les chevaux partout. Les gravures d’Hochelaga Depicta (1839), premier guide touristique de Montréal, captent des immeubles disparus. Des Autochtones s’immiscent ici et là, toujours en marge, rarement comme sujet principal. Une série inachevée montre des colons s’adonnant à la course en raquettes, au jeu de la crosse, à la glissade de toboggan. Quelqu’un a dit appropriation culturelle ?
Le Musée McCord Stewart est probablement le plus sensible et le plus actif des musées pour la décolonisation des perspectives muséales. Les oeuvres exposées et le catalogue mettent en évidence le regard colonisateur de Duncan, qui cherche à « vendre » Montréal.
Une impression de cartes postales se dégage donc des aquarelles lisses. L’artiste commercial travaillait pour les bourgeois, les visiteurs, les soldats de passage dans la garnison ou un prestigieux magazine londonien désirant suivre la vie dans la colonie. Ses panoramas célébraient la ville sans mettre en évidence les défauts du capitalisme en expansion, l’insalubrité, les épidémies, les tensions entre les communautés linguistiques, ni le sort fait aux membres des Premières Nations.
Il y a des exceptions. Une huile et des gravures montrent les ravages de l’incendie de juillet 1852, le pire de l’histoire de la ville. Une aquarelle de l’année suivante illustre l’émeute mortellement réprimée au moment de la visite d’Alessandro Gavazzi, ex-religieux italien devenu anti-papiste.
Le Musée complète la très alléchante proposition avec une création multimédia commandée au studio d’art numérique Iregular. Cartographies mentales utilise l’intelligence artificielle du XXIe siècle pour composer des images de synthèse faites de strates topographiques et de reliefs superposés inspirés de James Duncan, fabuleux portraitiste de Montréal au XIXe siècle.