La photographe de Prince gagne contre Andy Warhol

La Cour suprême des États-Unis a tranché : Andy Warhol aurait dû reconnaître les droits d’auteur de la photographe Lynn Goldsmith. Warhol s’est servi d’un portrait de Prince, capté par Mme Goldsmith, pour composer 15 oeuvres — 13 sérigraphies et deux dessins au crayon — sans lui demander de licence, ni la nommer, ni lui payer de droits d’auteur.
Il a eu tort, a tranché la Cour le 18 mai, tenant avec ce jugement à contrer la « possibilité que les célébrités bénéficient d’un privilège à plagier ». Retour sur une décision fort attendue par le marché et le monde de l’art.
« Ce cas de droit d’auteur implique non pas un, mais deux artistes. » Ainsi commence la décision de la Cour suprême américaine. « Le premier, Andy Warhol, est très connu. […] Sa contribution à l’art contemporain est indéniable. La seconde artiste, Lynn Goldsmith, est moins connue. Mais elle est tout autant une pionnière. »
Lynn Goldsmith, photographe de spectacles de musique et de musiciens, gagne sa vie avec les publications de ses clichés. Elle prend son premier cliché à 16 ans, en attrapant… les Beatles. En 1981, le magazine Newsweek l’envoie croquer le portrait d’un jeune talent montant, Prince Rogers Nelson.
Trois ans plus tard, quand ce musicien est devenu Prince, la photographe, contre 400 $, autorise le magazine Vanity Fair à utiliser le portrait. Il servira de « référence artistique » à un illustrateur. « Ça se fait souvent, dans les magazines et les journaux », rappelle François Le Moine, directeur du cabinet juridique spécialisé Règles de l’art, qui a lu le jugement pour Le Devoir.
« L’autorisation de Lynn Goldsmith a été donnée pour deux reproductions maximum à l’intérieur du magazine, une fois, poursuit M. Le Moine. De là, Vanity Fair demande à Andy Warhol de réaliser une oeuvre à partir de la photo de Goldsmith. Warhol en fait une de ses sérigraphies », un Prince mauve. « Goldsmith est nommée, créditée pour la photo originale. »
Le flot de l’inspiration
Warhol, inspiré, ne s’arrête pas là. « Sans demander d’autorisation à Goldsmith, il réalise treize autres sérigraphies et deux dessins au crayon — on est rendu à 16 oeuvres… », rappelle celui qui enseigne aussi le droit à l’Université de Montréal. Ces oeuvres sont connues désormais comme parts de la « Série Prince ».
Warhol meurt en 1987, à 58 ans. Il aura eu plus que 15 minutes de gloire. Puis, en 2016, décède Prince, à 57 ans. Pour publier un hommage au musicien, Vanity Fair demande à la Fondation Warhol l’autorisation de reproduire l’oeuvre « Prince Orange », contre 10 000 $.
« Mme Goldsmith voit la Une du magazine, poursuit le spécialiste du droit d’auteur François Le Moine. Elle reconnaît sa photo, ne retrouve pas son nom pour son travail. » Elle envoie une lettre à la Fondation Warhol, qui en réponse poursuit Goldsmith dans le but de faire déclarer légalement qu’il n’y a pas de violation du droit d’auteur de Goldsmith. Ou de faire déclarer qu’il y a une utilisation équitable du droit d’auteur, résume l’avocat.
« On appelle ça un jugement déclaratoire : quand tu vois qu’il y a des problèmes qui se profilent, tu prends les devants et tu poursuis. Ça se fait en droit. Ici, il est clair que c’était Goliath qui attaque David. »
La Fondation Warhol a gagné en première instance. Elle perd ensuite en appel, alors que la Cour détermine que le Warhol est une violation du travail de Goldsmith et qu’il n’y a pas eu d’utilisation équitable du droit d’auteur. « Et c’est monté en Cour suprême juste sur cette question de l’utilisation équitable. »
Le Petit Jugement illustré
Le tout récent jugement, illustré de reproductions de photos de Goldsmith et d’oeuvres de Warhol, de Manet, de Giorgione, de Titien, de Vélasquez et de Bacon, est une lecture fascinante. François Le Moine confirme : « Oui, pour une fois qu’on a du droit illustré… »
Est-ce que Warhol, en reprenant à sa manière la photo de Goldsmith, fait du « transformative art » ? Est-ce qu’il transformait l’oeuvre au point de ne pas avoir à respecter le droit d’auteur de Goldsmith ? « C’est une des questions sur laquelle la Cour a dû se pencher, ainsi que sur la notion de fair use de l’oeuvre, soit d’utilisation équitable. »
« La Cour suprême réajuste, en rappelant que souvent, dès qu’un artiste s’approprie une oeuvre existante, cela crée de facto un sens nouveau. Et elle ajoute qu’ici, le canal de diffusion était le même : Lynn Goldsmith gagnait sa vie en vendant ses photos à des magazines. »
« On ôtait à Mme Goldsmith des possibilités de gagner sa vie. On s’est réapproprié son travail, on l’a utilisé pour le revendre aux mêmes magazines qui payaient son loyer. Cet équilibre entre l’aspect commercial — les sous sont toujours importants en droit américain… — et la transformation de l’oeuvre originale a été essentiel dans la pensée qui sous-tend le jugement », estime M. Le Moine.
« Qu’est-ce qui empêchait Warhol de demander l’autorisation et d’aller chercher une licence avant de faire ses 15 oeuvres ? », réfléchit le spécialiste. « C’est un processus tout à fait normal, et ce n’est pas une brimade à la liberté de création. Il faut que tous les artistes soient en mesure d’être rémunérés pour leur travail créatif, pas seulement ceux qui se retrouvent en haut de la pyramide. »
Effet de série (graphie) ?
Quelles seront les conséquences de cette décision ? « On ne sait jamais d’avance quel sera l’impact d’un jugement, rappelle M. Le Moine. Ça peut rester un cas isolé, comme le début d’une série de poursuites — si Goldsmith décide de poursuivre pour le reste de la série Prince, par exemple. »
Car ce jugement ne porte que sur la reproduction de l’oeuvre de Warhol, inspirée par la photo de Goldsmith, dans un magazine. Est-ce que la série Prince peut être exposée dans les musées, ou vendue, sans que Mme Goldsmith soit créditée ? Est-ce qu’on doit rajouter le nom de la photographe dans le catalogue de l’oeuvre de Warhol ? Ces questions-là sont encore ouvertes.
« Pendant longtemps, le travail des photographes a été très dévalué face à d’autres artistes visuels ; on voit dans le jugement une certaine reconnaissance de la photo », note aussi l’avocat.
« Avec Internet et l’intelligence artificielle qui est déjà en place, on peut très facilement reproduire et transformer des oeuvres d’art, souvent au mépris des droits les plus élémentaires des artistes. Le jugement a la vertu de rappeler l’importance du respect du travail de tous les artistes, et l’importance de les rémunérer pour leur travail. »