Restaurer la mémoire de Pierre Granche

«Système», 1984, station Namur. Un ensemble suspendu, comme celui qui a occupé le Complexe Desjardins avant d’être démantelé sans raison en 1991. Les 28 polyèdres en aluminium accompagnent toujours, ici, l’éclairage de la mezzanine.
Photo: Valérian Mazataud Le Devoir «Système», 1984, station Namur. Un ensemble suspendu, comme celui qui a occupé le Complexe Desjardins avant d’être démantelé sans raison en 1991. Les 28 polyèdres en aluminium accompagnent toujours, ici, l’éclairage de la mezzanine.

Ses pyramides tronquées, ses déformations du cube (nommées topologie structurale) et ses oeuvres intégrées à leur environnement ont laissé de Pierre Granche (1948-1997) le souvenir d’un artiste érudit et sensible. Faut-il encore s’en souvenir.

Autant il était incontournable dans les années 1980 et 1990 — « une star », note Laurent Vernet, directeur du Centre d’exposition de l’Université de Montréal (CEUM) —, autant il est pratiquement oublié. Pas un prix qui honore sa mémoire. Certes, Pierre Granche est décédé jeune (à même pas 50 ans) et sa rétrospective posthume s’est tenue en 2002.

Vingt et un ans plus tard, l’exposition Granche/Atelier/Ville, au CEUM, résulte d’un engagement de Laurent Vernet. « Dès ma première journée [comme directeur], le 31 janvier 2022, j’ai annoncé qu’il était incontournable qu’on étudie Granche », a-t-il dit, autant lors du vernissage de l’exposition que le lendemain, en entrevue.

Photo: Valérian Mazataud Le Devoir «Topologie / Topographie», 1980, Université de Montréal. Plans et photos décrivent cette oeuvre en trois polyèdres en béton, dont un évoque le niveau d’élévation des structures au-dessus de la mer.

L’artiste et professeur sera toujours lié à l’Université de Montréal. Ses cours, de 1974 à 1997, ont marqué nombre de futurs artistes. Une de ses premières oeuvres publiques, Topographie/Topologie (1980), survit, bien qu’altérée, devant le centre sportif de l’établissement. Enfin, le CEUM est dépositaire du fonds Pierre Granche.

« Les principes [d’intégration] qu’il a mis en avant sont fondamentaux en art public, indique Laurent Vernet. [Il s’est battu pour] faire reconnaître l’artiste comme un professionnel de l’aménagement, de la construction, et non comme un [invité] à la fin. »

Teinté de mathématiques et de poésie, son regard cible « le grand spectacle urbain que représente la construction incessante d’une ville », selon l’artiste Camille Rajotte, active depuis 10 ans. « Granche avait le souci d’un public en mouvement, dit celle qui pourrait être sa fille spirituelle. Ses oeuvres proposent plusieurs points de vue, tout aussi importants les uns que les autres. »

« Même ce qu’on ne voit pas est quand même présent », renchérit Laurent Vernet, au sujet de Topographie/Topologie, emblématique de la topologie structurale. Pour Marie-Josèphe Vallée, Pierre Granche proposait une expérience unique de l’espace, galerie ou rue. « [Sans lui], on vit dans un monde aseptisé, sur une surface lisse », se désole la professeure de design, invitée à participer, avec ses étudiantes, à la scénographie de l’exposition.

Photo: Valérian Mazataud Le Devoir «Hommage aux travailleurs», 1973, boulevards Henri-Bourassa et Léger, Montréal-Nord. C’est par cette commande de la municipalité que se lance en art public Pierre Granche. Déjà, tout y est : les volumes, la répétition, la pyramide tronquée…

Sculpteur urbain

L’étude proposée par Granche/Atelier/Ville réunit 17 oeuvres, de la première commande publique — Hommage aux travailleurs (1973) — à la sculpture achevée après sa mort — Trente-deux fois passera la dernière s’envolera (1998). Études de cas, plutôt : le fonds Granche, à la base de l’exposition, comprend archives, dessins et maquettes — peu d’oeuvres. De toute façon, les sculptures, si elles ne sont pas du type art public, elles forment d’imposantes installations.

« Il fallait faire un choix entre une oeuvre qui prend le quart de la salle et plus de projets. J’ai choisi l’abondance », dit Laurent Vernet, qui devait aussi poser une distinction par rapport à l’exposition de 2002. « [Celle-là] tentait d’inscrire l’artiste dans l’histoire de l’art. Notre point de vue est de le présenter. C’était l’installation, nous, la ville. »

Photo: Valérian Mazataud Le Devoir «Trente-deux fois passera la dernière s’envolera», 1998, UQAM. En verre et aluminium, l’ultime oeuvre de l’artiste salue, en métaphores et par le biais d’un herbier, la maison du savoir qui l’accueille.

« Pierre Granche est un sculpteur urbain, uniquement, disait de lui en 1991 l’historienne de l’art Lise Lamarche. La ville serait la matrice principale de sa sculpture. » Celui qui se qualifiait de « simple ouvrier pensant » a travaillé dans et avec la ville, laissant à Montréal une dizaine d’oeuvres. Sa fine observation d’un site s’est exprimée aussi à Londres, à Belgrade ou encore à Sorel-Tracy et à Chicoutimi, deux cas retenus par le commissaire Vernet.

Architecte paysagiste et professeureà l’Université de Montréal, Nicole Valois a travaillé avec Granche pour Un modèle pour la nature (1988), au cégep de Sorel-Tracy. Elle en garde l’image d’un « précurseur », pour son respect du territoire. « Il travaillait comme un architecte, visitait le site », dit-elle.

En Montérégie, la pollution industrielle avait marqué Granche, et c’est une « arche de Noé pour sauver des arbres » qu’il a créée dans la cour du cégep. L’installation comprend de vrais arbres de la région et d’autres de profil, en acier. « Lequel mourra en premier, lequel survivra… C’était l’idée. Aujourd’hui, les arbres sont à maturité, de la même hauteur que ceux en acier, précise la professeure, soulagée. Un très beau jardin. »

Toutes les oeuvres ne connaissent pas le même sort. Lieu in-fini (1980), réalisée à la Pulperie de Chicoutimi lors d’un symposium, sera cependant restaurée. « La Ville de Saguenay est sur son cas », confie Laurent Vernet, qui ne peut pas exprimer la même assurance au sujet de celle située à l’Université de Montréal. Inquiétant, un texte de l’exposition appelle à ce que « la conservation de cette oeuvre [soit] envisagée ».

À la fois hommage, dépoussiérage et nouvel éclairage que cette Granche/Atelier/Ville. Laurent Vernet résume ses attentes simplement : « On espère que Granche sera redécouvert. C’est l’objectif. »

Photo: Valérian Mazataud Le Devoir «Topologie / Topographie», 1980, Université de Montréal. Plans et photos décrivent cette oeuvre en trois polyèdres en béton, dont un évoque le niveau d’élévation des structures au-dessus de la mer.
Photo: Valérian Mazataud Le Devoir «Comme si le temps… de la rue», 1992, Place des Arts. L’oeuvre la plus connue de Granche, victime… du temps. Ce récit urbain presque théâtral, sous forme d’hémicycle et avec une foule de figures, était à l’origine visible en plongée.

Granche/Atelier/Ville

Au Centre d’exposition de l’Université de Montréal, jusqu’au 12 août

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