«To look without fear»: errer dans l’univers Tillmans

Sur les trois photos : différentes vues de l’exposition de Wolfgang Tillmans, To look without fear
Photos Wolfgang Tillmans Sur les trois photos : différentes vues de l’exposition de Wolfgang Tillmans, To look without fear

Figure centrale de l’art contemporain, lauréat du Turner Prize dès l’an 2000, l’Allemand Wolfgang Tillmans a une manière profondément queer de penser la photographie, diffusion incluse. Aucun précepte simple ne tient, sinon celui d’ouvrir yeux et esprits. Au Musée des beaux-arts de l’Ontario (AGO), la vaste exposition To look without fear, sa première au Canada, en est la preuve.

Depuis ses impressions des années 1980, issues de l’utilisation d’un photocopieur, jusqu’à son travail récent étalant à l’horizontale images et documents écrits, Tillmans bouscule les normes. La photographie n’est pas une qu’une image. N’est pas image. Elle est un objet, qui existe comme matière (un papier), par son volume (aussi mince soit-il), par son poids.

Le photographe né en 1968 qualifie ses images d’errantes, vu qu’elles changent de sens au gré des années et des contextes. « Leur libre circulation, écrit la commissaire de l’exposition, Roxana Marcoci, leur permet d’embrasser la mobilité, la diversité, ainsi que la variété et la mutabilité des identités sexuelles dans le monde. »

À Toronto, l’exposition de l’AGO est l’affaire du printemps. Et de l’été ; elle est à l’affiche jusqu’en octobre. La rétrospective conçue au MoMA de New York vaut le prix d’entrée : chaque salle du 5e étage est tapissée de photos.

Petits, grands et à l’occasion immenses formats se côtoient, en noir et blanc ou en couleur, portraits, paysages, nus, natures mortes… Il y a de tout, partout, y compris en hauteur, près d’un puits de lumière. Wolfgang Tillmans est photographe, mais ce sont des installations qu’il signe. Un guide de 32 pages, gratuit, permet de s’y retrouver.

Camouflages

Les premiers murs annoncent ce qui suivra : des constellations d’images, des récits flottants et une expérience très physique du lieu. Le public s’approche et s’éloigne constamment des murs, les têtes tournent sans arrêt. Les rapports d’échelle et de distance, Tillmans les exploite à la énième puissance.

Dans les images, ces rapports sont palpables, notamment dans les portraits de 1992 d’un couple d’amis. Le très drôle Lutz & Alex holding cock, dont la composition tient en une astuce afin de ne pas exhiber l’organe génital, et l’aventureux Lutz & Alex sitting in the trees sont éloquents. Dans d’autres, les corps s’enlacent si bien qu’ils se confondent, donnant même lieu à des scènes sans « queue » ni tête — Lutz, back.

Le camouflage semble être une voie pour contrer les affirmations arrêtées et rétives. Le monde queer n’a pas adopté les vêtements militaires sans raison. Dans une des rares salles thématiques, celle consacrée à la série Soldiers: The Nineties (1999-2022), l’uniforme est un motif récurrent, source pour s’interroger sur le sujet photographié. Les soldats sont inactifs, au repos, hors combat.

Ici, Tillmans troque son identité de photographe contre celle de collectionneur : les images rassemblées sont des agrandissements de coupures de presse. Dans un des textes du volumineux catalogue, la conservatrice de la photographie de l’AGO, Sophie Hackett, note que Tillmans « observe comment le camouflage s’insère entre différents mondes, comment sa signification change selon le contexte et comment ses existences simultanées jouent les unes contre les autres ».

Virage politique

Les années 1990, qui ont vu éclore l’artiste, auront été celles de « l’optimisme trompeur » — mots de Roxana Marcoci —, entre la chute du mur de Berlin et les attentats du 11 septembre 2001. Dans les arts, ce sont des pratiques plus éclatées, moins rigides, comme celles de Tillmans, qui se multiplient.

Ses images expriment un champ de possibles, teintées de joie de vivre davantage que de noirceur. Amateur d’astronomie depuis l’enfance, l’artisteest un digne observateur de ce qui l’entoure, du plus proche au plus lointain, de la sphère undergroundqu’il fréquente à la planète Vénus, en passant par le Concorde qui survole Londres où il s’établit en 1997.

À l’AGO, la série Soldiers devient une sorte d’oeuvre pivot, qui nous sort de la torpeur. L’Occident est peut-être en paix, mais pas le monde, semblent dire ces journaux qui ne montrent pourtant pas les combats en Bosnie ou au Koweït. L’exposition prend alors un virage politique plus explicite.

Se succèdent manifestations contre l’invasion en Irak, pancartes dénonçant les mouvements intégristes, marches de la Fierté ou du Black Lives Matter (version 2014). Parmi elles, surgit The Cock (Kiss), de 2002, un baiser en gros plan réapparu en icône en 2016, après la tuerie dans un bar gai en Floride.

La plus grande salle est occupée par les tables de l’oeuvre Truth Study Center (2006-2023). Cette installation d’archives et d’images met en lumière un des courants actuels les plus têtus, le conspirationnisme. Avec humour, Tillmans rapproche études scientifiques et contrefaçons. Il en avait eu l’idée en réaction à la supposée présence d’armes de destruction massive en Irak, à l’époque George W. Bush. Donald Trump et ses fake news ont réactivé l’oeuvre.

Tantôt poétique, tantôt politique, Wolfgang Tillmans, capable de photographier sans appareil, explore les procédés de reproduction. Exprimer les différences, il le fait même au détriment des us muséaux : c’est avec un ruban adhésif qu’il accroche ses images. Les très lourdes, avec des pinces-feuilles — une douzaine s’il le faut.

Sans ordre hiérarchique, vaguement chronologique, l’exposition pourrait étourdir, à l’instar de notre époque submergée d’images. Pourtant, la manière Tillmans, si soignée, happe. Ses images sont des faits bien réels, qu’il faut vivre, là. Un moment unique que nos cellulaires sont incapables de reproduire.

Jérôme Delgado était l’invité de Destination Ontario.

To look without fear

De Wolfang Tillmans. Au Musée des beaux-arts de l’Ontario, jusqu’au 1er octobre.

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