«L’inertie du vide»: au Liban, un mirage moderne?

Il fut une époque où l’Occident moderne n’incarnait pas qu’un colonialisme et des valeurs à rejeter. Et ce, malgré le processus de décolonisation et d’indépendance de bien des pays envahis militairement ou économiquement par les Européens et les Américains… Un grand nombre de villes et d’États du monde dit « en développement » ont cru que cette modernité, symbolisée entre autres par l’architecture de grandes cités d’Europe ou d’Amérique du Nord, devait aussi se matérialiser sur leur territoire. L’Occident semblait alors le modèle économique et esthétique de développement à suivre. Cela s’inscrivait aussi dans l’esprit d’un réseau touristique, qui, dans les années d’après-guerre, prenait une expansion considérable. Ce modèle, qui est loin d’avoir disparu, est bien sûr de plus en plus remis en question de nos jours, autant par des écologistes que par des urbanistes ou des économistes, attaqué comme étant une course vers la catastrophe…
Joyce Joumaa, artiste vidéaste et commissaire émergente au Centre canadien d’architecture (CCA) pour l’année 2021-2022, fouille un projet lié à cet imaginaire. Dans la salle octogonale du CCA, dans une exposition comportant en son coeur un court métrage de 38 minutes, Joumaa aborde une histoire qui incitera à une réflexion sur les enjeux socioculturels d’une modernité entre autres architecturale.
Niemeyer au Liban
En 1962, le célèbre architecte brésilien Oscar Niemeyer (1907-2012) reçoit du gouvernement libanais le mandat de mettre en place une foire internationale dans la ville de Tripoli — à ne pas confondre avec la capitale de la Libye —, dans le nord du pays, cité proche de la frontière avec la Syrie. Le but de ce projet était d’assurer un rayonnement mondial au Liban et d’attirer des investisseurs. Le Liban et la ville de Tripoli sont alors confiants en leur futur, tout en étant détenteurs d’un passé patrimonial faisant rêver. Les travaux débutent en 1964.
Le site de la Foire internationale Rachid Karameh, nommée ainsi en l’honneur de l’ancien premier ministre, mort assassiné le 1er juin 1987, avait des proportions gigantesques. Ce complexe devait comporter un hall pour des expositions, trois musées, un théâtre expérimental, un théâtre en plein air et aurait pu même, selon le désir de Niemeyer, contenir des habitations…
Rappelons qu’à l’époque, Niemeyer était devenu célèbre, avec l’urbaniste Lucio Costa, comme maître d’oeuvre de Brasília, la nouvelle capitale du Brésil, bâtie ex nihilo au centre de ce pays entre 1956 et 1960. Surnommée alors la « capitale de l’espoir », Brasília incarna pour certains une épopée moderne exaltante, mais pour d’autres un projet sans véritable mémoire faisant abstraction de la réalité brésilienne… Brasília était alors présentée comme un modèle afin de créer un monde prospère pour les pays plus pauvres, que l’on qualifiait alors de « tiers-monde ».
La foire devait ouvrir en 1967, mais le projet tripolitain de Niemeyer fut retardé, remis à une inauguration en 1969. Il fut finalement abandonné et ne fut jamais relancé, entre autres à cause de la guerre civile au Liban, qui débuta en 1975. L’armée syrienne occupa et saccagea même ce site. Depuis lors, les bâtiments ne furent plus entretenus. Mais bien des architectes et des artistes ont voulu attirer l’attention des autorités libanaises et du monde entier sur l’importance de préserver ce complexe exceptionnel. Notons en particulier comment le photographe Alexandre Guirkinger a documenté ce lieu en 2019, en montrant à la fois sa beauté et sa décrépitude.
Un symbole
Joumaa revient sur ce projet avec entre autres un film abordant les paradoxes inhérents à ce type de vision moderne grandiose. Une des narratrices y explique, par exemple : « La foire de Rachid Karameh est vraiment un symbole de l’échec de l’urbanisme au Liban. En quelque sorte, l’urbanisme, tel qu’il est appliqué depuis les années 1920, était un outil développé en Occident dans le but d’effacer les coutumes, traditions et méthodes de construction locales. Il se débarrassait de toutes les références que les gens avaient de leur ville et de sa construction. […] Replacé dans notre contexte, bien sûr qu’il a échoué. »
Dans une entrevue donnée à Joyce Joumaa, l’architecte George Arbid, directeur du Centre arabe pour l’architecture, fondé à Beyrouth, explique aussi comment « [l]e monde arabe de manière générale regorge de modernité, mais malheureusement, des idées rétrogrades poussent les gens à penser que le patrimoine correspond uniquement à l’ancien patrimoine ». En effet, dans un esprit colonisateur et folkloriste, on a souvent oublié comment l’architecture moderne appartenait autant à l’héritage culturel de ce pays que l’architecture grecque, romaine, byzantine ou ottomane. On y trouve aussi des exemples d’architecture art déco…
Heureusement, depuis janvier de cette année, l’UNESCO a inscrit en urgence le « terrain de 70 hectares situé entre le centre historique de Tripoli et le port El Mina » sur la Liste du patrimoine mondial en péril. Il était temps. Sur ce site en ruine, plusieurs bâtiments sont en train de s’écrouler. Mais cette expo ne se veut pourtant pas rassurante… Dans le film de Joumaa — dont le titre en arabe signifie « Comment ne pas se noyer dans le mirage » —, un autre narrateur va jusqu’à dire qu’il voit en ce projet architectural ambitieux qui a échoué un écho à la gestion négligente du pays par ses gouvernements depuis plusieurs décennies. Une gestion qui ne semble pas donner beaucoup d’espoir.