Le monde mis en scène

Portrait de Lynne Cohen
L’événement est plutôt rare… Qu’une artiste ayant vécu au Canada soit présentée au Centre Pompidou à Paris, dans une exposition d’envergure, est en fait de l’ordre de l’exceptionnel. On peut se souvenir qu’en cette institution prestigieuse eurent lieu les expositions du Canadien — mais aussi Français — Hervé Fischer en 2017 et du Vancouvérois Stan Douglas en 1994.
Encore plus loin dans le passé furent présentés Jean Paul Riopelle en 1981 et Michael Snow en 1978-1979… La liste est donc plutôt limitée. Et il nous semble même que Cohen soit la première Canadienne à avoir un tel hommage. Bien que Paris ne soit plus, depuis longtemps, la capitale des arts en Occident, cette exposition est néanmoins le symbole d’une consécration importante qui dépasse les effets de mode que la scène artistique new-yorkaise incarne souvent.
Certes, notre époque tente, lentement, de valoriser — c’est le mot juste — les arts réalisés en dehors du réseau dit international, qui est en fait un marché spéculatif encore dominé par New York et l’art occidental. Cependant, les œuvres des artistes vivant ou ayant vécu au Canada passent encore souvent aux oubliettes de l’histoire. Pour beaucoup, l’art réalisé ici ne semble pas se distinguer assez de l’art américain, comme si nous étions seulement une lointaine banlieue de la scène new-yorkaise.
Lynne Cohen aurait pu être dévorée par ses affinités avec l’art américain. Dans le catalogue de l’exposition, le commissaire Florian Ebner rappelle comment John Szarkowski, conservateur de la photo au Musée d’art moderne à New York (MoMA), n’avait pas saisi l’apport, postmoderne, de son œuvre, la comparant défavorablement à celle du photographe Chauncey Hare. Il aura fallu que l’œuvre de Cohen, reconnue au Canada, soit célébrée par la France pour qu’elle acquière une notoriété occidentale. Néanmoins, le MoMA n’a toujours pas d’œuvres de cette photographe dans ses collections…
Née le 3 juillet 1944 à Racine au Wisconsin, Lynne Cohen, qui renonça à sa citoyenneté américaine, est morte le 12 mai 2014 à Montréal. Ayant commencé sa carrière en 1970, elle vint s’installer à Ottawa dès 1973, où elle enseigna à l’université, avant de déménager à Montréal en 2003. Elle fut représentée, dès 1975, par la galerie montréalaise Yajima. Puis elle trouva, entre autres auprès de Jim Borcoman et d’Ann Thomas, conservateurs à la Galerie nationale du Canada, des appuis très forts. Comme l’explique son mari, le philosophe Andrew Lugg, elle fut aussi très vite intégrée à la scène artistique française, où elle exposa régulièrement. On se souviendra en particulier du fait que le commissaire Jean-Pierre Criqui l’inclut dans l’exposition Double mixte en 1995 au Jeu de paume au côté de Barry X. Ball, Pascal Convert et Rachel Whiteread.
Entrecroisements d’images
L’œuvre de Cohen est ici jumelée au travail de Marina Gadonneix, artiste née en 1977. Gadonneix s’inspira de Cohen dans ses recherches artistiques et entretint avec elle une correspondance durant plusieurs mois juste avant sa mort. Cette exposition est d’ailleurs placée sous les auspices de la transmission d’une vision du monde et de l’art. Elle inclut aussi un court volet, où l’on traite des liens entre l’art de Cohen et celui de Walker Evans, dont elle alla écouter une conférence marquante à l’Université du Michigan en 1971.
Ce dialogue esthétique et intellectuel est présenté d’une manière très judicieuse avec des entrecroisements entre les œuvres de Cohen et de Gadonneix. Toutes deux parlent de lieux de divertissement, de consommation ou même d’études scientifiques présents dans notre monde actuel. Spas, clubs de sport, sites militaires, salles de classe, studios de télévision, laboratoires scientifiques y sont scrutés. Ces photographes montrent comment ces lieux ne sont pas neutres, mais mis en scène, théâtralisés, habités par des valeurs.
Le monde tel qu’il est, en vérité, dans son artificialité
Comme l’explique Andrew Lugg, dans un des balados proposés par le Centre Pompidou, « l’un des auteurs préférés de Cohen était Anton Tchekhov. Elle aimait le fait qu’il se contente de parler de situations ordinaires alors que beaucoup de choses se passent. L’histoire ne se limite pas à ce qui est dit. Lorsque vous lisez ses romans, vous accédez à l’histoire, mais aussi à tout le non-dit. Elle essayait d’accomplir cela aussi ».
Cela va dans le sens de ce que le critique d’art Marc Donnadieu écrivait dans Double aveugle, monographie de Cohen, publiée en 2019. Il y expliquait comment, dans ses images, Cohen « renvoie le réel à ses propres représentations ». Le monde autour de nous est idéologie, valeurs sociopolitiques incarnées dans les décors de notre quotidien. Mais à la différence de Donnadieu, nous ne voyons pas uniquement en son travail les « conséquences d’un monde envahi par les représentations liées à la culture de la marchandise et à la consommation de masse sur notre expérience de la réalité qui nous entoure ».
Cohen nous apprend comment le réel a toujours été investi de valeurs (religieuses, politiques ou sociales). Et il n’y aurait pas simplement, d’une part, un réel pur, et, d’autre part, des idéologies tentant d’imposer des représentations au réel, cherchant ainsi de l’étouffer, de le contraindre. Le monde matériel qui nous entoure ne prend malheureusement de sens que dans la lecture que nos valeurs peuvent en faire.