La foire Papier devient Plural

Paul Maréchal, spécialiste du marché de l'art, et Julie Lacroix, directrice générale de l'Association des galeries d'art contemporain (AGAC), qui organise la foire Plural.
Photo: Jacques Nadeau Le Devoir Paul Maréchal, spécialiste du marché de l'art, et Julie Lacroix, directrice générale de l'Association des galeries d'art contemporain (AGAC), qui organise la foire Plural.

Papier devient Plural, et ça commence maintenant. La foire d’art contemporain de Montréal change de nom après une quinzaine d’années d’existence et accueille en fin de semaine, au Grand Quai du port de Montréal, une cinquantaine de galeries, dont une petite moitié venant de l’extérieur du Québec.

« Le changement de nom s’explique par le changement de médium, dit Julie Lacroix, directrice générale de l’Association des galeries d’art contemporain (AGAC), qui organise l’événement. Ça fait trois ans qu’on a tous les médiums à la foire qui s’appelait toujours Papier. Mais de grands collectionneurs canadiens ne se déplaçaient pas à Montréal en s’imaginant qu’on n’y trouvait que des oeuvres abordables sur papier. On ne rejoignait donc pas un segment essentiel de notre clientèle. Plural permet de se repositionner. »

L’appellation a aussi le mérite de se comprendre dans les deux langues officielles. Kuei, kwe et bien vu !

Le concurrent canadien le plus fort et le plus évident reste Art Toronto. La prochaine mouture en octobre devrait attirer deux fois plus de galeries que Plural, dont plusieurs de l’étranger. Le « festival » montréalais a fait des petits au Québec, dont la Foire en art actuel à Québec (sa neuvième édition se déroulera en novembre prochain).

Les centres superactifs pour le marché de l’art primaire (en galerie) et secondaire (aux encans) se trouvent en Europe et aux États-Unis. Les maisons historiques Christie’s et Sotheby’s de Paris, de Londres ou de New York comme les foires de Basel et de Miami donnent le la dans cet orchestre global.

Plural va diffuser une entrevue réalisée avec l’économiste Clare McAndrew, fondatrice de la firme Art Economics, qui vient de publier The Art Market Report 2023. Cette enquête, réputée la plus crédible, évalue que les ventes d’art dans le monde ont totalisé près de 91 milliards de dollars canadiens l’an dernier, une hausse de 38 milliards depuis 2009.

Tous les secteurs de l’économie vivent par cycles, mais pas le secteur de l’art, qui n’a pas enregistré de baisse pendant la crise financière ou la pandémie. Le marché semble immunisé par rapport aux perturbations économiques à travers le monde.

Une sorte de névrose…

« Le marché s’est apprécié constamment depuis deux décennies », dit Paul Maréchal, spécialiste du marché de l’art qui donne un cours universitaire sur le sujet. « Année après année, depuis 18 ans, on voit une hausse des transactions et des prix. C’est très long. Tous les secteurs de l’économie vivent par cycles mais pas le secteur de l’art, qui n’a pas enregistré de baisse pendant la crise financière ou la pandémie. Le marché semble immunisé par rapport aux perturbations économiques à travers le monde. »

M. Maréchal rappelle que l’évaluation du Art Market Report reste très prudente. Il miserait sur un total deux, voire trois fois plus élevé. Peu importe, la conclusion demeure imparable : le monde des superriches est saisi d’une sorte de névrose, ou en tout cas de fièvre du collectionnement assez inégalée dans l’histoire de l’humanité.

Les grands collectionneurs dépendaient traditionnellement de l’appréciation de leurs actions : quand la Bourse flanchait, le marché de l’art baissait. Depuis le tournant du siècle, les sources diversifiées de revenus des überriches leur permettent de maintenir leur rythme d’achat.

« Ça donne un bon vernis social, d’avoir une collection de tableaux, ajoute le connaisseur. Les fortunés veulent des oeuvres qui ont du “wall power”. »

D’où le fait que ce sont toujours les 40 mêmes artistes qui établissent des prix records aux enchères, de Picasso à Warhol. Le 0,001 % du catalogue mondial, quoi, pour le classement Forbes des grandes fortunes. C’est cette portion de happy few qui tire vers le haut l’ensemble du marché de l’art. Le restant, disons les 99 % du bas, faits de propositions à moins de 10 000 $ signées par des contemporains des stars, a beaucoup souffert des problèmes économiques.

« Ces oeuvres ne se vendent pratiquement plus, résume M. Maréchal. Les collectionneurs misent plutôt sur les jeunes artistes encore abordables. »

La foire comme encensoir

La puissance du marché mondialisé change aussi le rôle des différentes instances de reconnaissance de la valeur (au sens esthétique et financier) de l’art. En tout cas, le critique qui nommait les tendances et lançait les carrières (comme Clement Greenberg, dans les années 1950, de l’expressionnisme abstrait new-yorkais) est remplacé par les galeries et les collectionneurs.

« Les foires sont condamnées à perdurer pour la simple et très bonne raison que les collectionneurs doivent voir les oeuvres, dit M. Maréchal. La présence physique de l’oeuvre est incontournable. Les collectionneurs se déplacent d’ailleurs plus dans les foires, plus que dans les galeries en tout cas. »

Comme le veut le modèle éprouvé ailleurs dans le monde, il est possible d’acheter des laissez-passer qui donnent un accès à Plural avant l’ouverture au grand public. Cette stratégie de marketing attire les plus grands acheteurs, qui peuvent magasiner les primeurs en paix.

Ici aussi, sur le marché montréalais, québécois ou canadien, qui compte pour des « pinottes » à l’échelle mondiale, une division entre le haut et le bas s’installe. Les toiles de quelques grands noms modernes (le Groupe des sept, Emily Carr, Riopelle…) se vendent des millions, tandis que les collectionneurs aux moyens modestes délaissent les autres signatures modernes ou contemporaines moins connues, celles qui n’ont jamais vraiment décollé. L’attrait se déplace ici aussi au profit d’artistes émergents.

La stratégie consiste donc à négliger les artistes établis ou persistants qui n’ont pas vraiment décollé en privilégiant les jeunots qui arriveront peut-être à percer vers le sommet. « D’où, là encore, l’importance de la foire, note M. Maréchal. Il y a en plus une notion de nouveauté intéressante dans l’acquisition d’une oeuvre récente et vous avez toujours une chance de voir son créateur percer. »

Les artistes autochtones ont la cote dans ce nouveau jeu. Ceux issus de la diversité aussi. M. Maréchal observe également une grande variété des primocollectionneurs qui ne se réduisent plus aux jeunes professionnels trentenaires.

« On voit une grande diversité. Dans les Pays-Bas du XVIIe siècle, tout le monde pouvait se payer des oeuvres vendues pour seulement 3 florins. On n’est peut-être pas rendus là, mais il y a certainement un public élargi et dans la portion la moins chère, c’est l’art actuel qui en bénéficie le plus. »

Un secteur soutenu

Le marché québécois excentré se trouve encore en partie sous perfusion étatique. Les entreprises collectionneuses « bénéficient d’avantages fiscaux considérables dans l’amortissement de l’achat d’oeuvres », explique le site de la Foire. En plus, en cas de don d’oeuvre à un établissement muséal, la « juste valeur » de celle-ci est majorée de 25 %, ce qui ajoute aux gains de spéculation. Les galeries, elles, bénéficient d’un soutien de la Société de développement des entreprises culturelles, qui leur accorde maintenant jusqu’à 50 000 $ chacune pour la participation aux foires internationales. L’an passé, une douzaine de galeries canadiennes, dont huit québécoises, ont participé à la foire new-yorkaise. « Ce qui définit aussi beaucoup le Québec, c’est ce soutien qui est génial, dans le fond, dit Mme Lacroix. Ça nous donne un bon coup de pouce. »

Plural, foire d’art contemporain

Au Grand Quai du Vieux-Port de Montréal, du 21 au 23 avril.



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