«Hochelaga. Montréal en mutation»: l’archipel des couleurs d’Hochelaga
Sous le regard brillant de Joannie Lafrenière, le quartier Hochelaga jaillit sous nos yeux, éclate de mille feux, se transpose et s’impose dans une suite de cascades de couleurs vives dont la photographe nous fait cadeau. Cette exposition remarquable vient de débuter au musée McCord Stewart. Au milieu des cavités d’ombre de ce quartier trop souvent mal aimé, Joannie Lafrenière a su faire entrer les faisceaux de sa propre lumière.
La couleur est-elle le personnage principal de cette exposition baptisée Hochelaga. Montréal en mutation ? Volubile, radieuse, Joannie Lafrenière m’explique : « La couleur est un médium en soi. Et oui, la couleur est un personnage de cette exposition. »
Depuis deux décennies, la photographe et réalisatrice habite dans le quartier Hochelaga. « J’aime ce quartier », souligne-t-elle. Mais qui, devant ses photographies, pourrait en douter ?
Pour moi, c'est un quartier en couleur, haut en couleur
Tandis que quantité de photographes font des pieds et des mains pour se transporter au plus loin, son dessein à elle est de voir à creuser plus profondément la réalité d’un monde qui se trouve au seuil de son domicile. « Je n’ai jamais pensé aller ailleurs quand on m’a proposé ce projet. Hochelaga, je le marche, je l’observe, je le ressens dans mon corps. »
Voir mieux
Réalisatrice, Joannie Lafrenière a produit Gabor (2021), un film délicieux portant sur le photographe émérite Gabor Szilasi. « Pour moi comme pour lui, la photographie demeure un moyen. Un moyen pour accéder à toutes sortes d’autres choses qui nous intéressent… »
La photographie l’aide à voir mieux. « Au fond, ce n’est qu’un prétexte, la photographie. Un prétexte pour aller à la rencontre des gens, d’un monde. C’est une façon de faire de l’ethnologie, de prolonger notre regard. Souvent, je pars marcher. J’apporte mon petit appareil… »
Elle connaît la serveuse de son snack-bar, le bricoleur de vieux vélos du coin, le coiffeur qui lit son journal à l’aube, le fleuriste qui ne se fane jamais, et tant d’autres gens encore. Elle en parle avec une affection et une tendresse infinies, tout en posant sur eux un regard bien à elle. Oui, disons-le, parce que cela importe : dans ces photos, il y a bien une signature. Celle de Joannie Lafrenière.
« Ce n’est pas la même chose que si j’avais travaillé en noir et blanc. Hochelaga n’est pas un quartier facile. Je le sais. Mais déjà en couleur, ça dit autre chose. Pour moi, c’est un quartier en couleur, haut en couleur. »
Le monde d’Hochelaga
Hochelaga a-t-il pour elle quelque chose d’universel ? « Le quartier est universel au sens où j’aimerais, comme dans ce quartier, que nous puissions prendre soin les uns des autres, que nous tissions des liens. »
Ses photos soigneusement cadrées présentent souvent des personnages. Mais tout de leur existence tient — on le voit vite — à un maillage avec leur milieu. Au-delà des personnages, c’est bien au tissu social, à sa complexité, aux relations à la fois fragiles et fortes qui en découlent que s’intéresse la photographe.
Toute l’exposition est structurée autour d’installations multimédias où des photographies, portées par les mots du poète Benoit Bordeleau, s’offrent au regard des visiteurs dans un déroulé savamment travaillé. « Mon souhait est de trouver d’abord à parler au cœur et au ventre des gens. » Mission accomplie.


Dans l’une des nombreuses chambres où se nichent différentes facettes de cette exposition, trois murs sont couverts de photos qui ne sont pas les siennes. « Je suis allé à l’Atelier d’histoire d’Hochelaga-Maisonneuve. On m’a parlé de la collection Lebeau-Robichaud. » Dans les années 1970, Yvon Lebeau et Lise Robichaud ont photographié Hochelaga sous tous les angles. « J’ai trouvé, dans leurs photographies, la même affection que je mets dans les miennes, le même rapport au monde. » Joannie Lafrenière est donc allée les rencontrer. Et elle leur a parlé, comme à tant d’autres gens du quartier.
Voici par ailleurs Claude, un ancien militaire au caractère plutôt irascible. Il a habité des années dans un simple conteneur abandonné, à un jet de pierre d’un fleuve qui en voit défiler des centaines de milliers sur des bateaux venus du lointain.
Une photo montre de près un tatouage de Claude. La peau est flétrie. Le tatouage semble délavé. On y lit « Mother ». Maman. Mis à part la naissance, qu’est-ce que ce monde aveugle avait offert à Claude ? Quand il est mort, Joannie Lafrenière a reçu un message sur sa boîte téléphonique. Vous pouvez l’écouter. Quelqu’un lui apprend que les yeux de Claude ont été donnés.
De Pierre-André, un fleuriste qui ferme boutique après un demi-siècle d’activité, elle filme la dernière journée de travail. Voici ses fleurs, ses feuilles et ses branches mortes qui ont vécu pour vous. Il parle. Sa vie, n’est-ce pas celle de milliers de gens ?
Un projet circulaire
La signature personnelle de la photographe apparaît bien visible dans chacune de ses images et de ses installations multimédias. La forte valeur de son travail ne fait aucun doute. Mais pour elle, l’essentiel est ailleurs. « Mon intention initiale était de faire un projet circulaire. Je voulais faire en sorte que l’exposition retourne aux gens qui en sont à la base. Je ne souhaite pas valider ce que je fais avec des souhaits communautaires. Ce n’est pas ça ! On peut bien parler juste entre nous, dans un musée. Mais qu’est-ce que ça donne ? Je me vois comme un pont entre des communautés. »
Elle se félicite à l’idée de pouvoir montrer son exposition à des gens qui s’y trouvent représentés. « Michel, le barbier, je pense que ce sera la première fois qu’il viendra dans un musée, pour le vernissage. C’est formidable, je trouve ! » Ce barbier, elle l’a rencontré en marchant dans les rues, très tôt le matin. « Il ouvre ses portes à 5 h 30. Souvent, j’arrêtais le voir. Je lui lisais son horoscope et je repartais… »
Joannie Lafrenière porte, ce jour où je l’ai rencontrée, une longue veste orange dont la tonalité est la même que les panneaux qui viennent appuyer les textes de son exposition. « J’adore l’orange ! Ça change tout, cette couleur… J’en aurais mis partout ! » Oui, pour elle, la couleur porte le regard du monde, au-delà de ses orbites sombres. « Il y a plein de couleurs à Hochelaga. Il y a beaucoup de noir aussi. Je le sais. Je ne me le cache pas. Je le vois. Mais je laisse aux autres le soin de parler de la noirceur… »