Art souterrain: quinze ans à rompre avec le ronronnement du centre-ville

Parmi les recoins mis en valeur par l’exposition, celui sous l’escalier menant à la place Jean-Paul-Riopelle abrite les vidéos (un diptyque) d’Antonio Pichillá Quiacaín. Dans «Bailando con una piedra», l’artiste maya du Guatemala oppose sa danse avec une pierre, acte de résistance culturelle, à une procession catholique.
Photo: Antonio Pichillá Quiacaín Parmi les recoins mis en valeur par l’exposition, celui sous l’escalier menant à la place Jean-Paul-Riopelle abrite les vidéos (un diptyque) d’Antonio Pichillá Quiacaín. Dans «Bailando con una piedra», l’artiste maya du Guatemala oppose sa danse avec une pierre, acte de résistance culturelle, à une procession catholique.

Une centaine d’oeuvres étalée sur cinq kilomètres : la démesure qui a tant teinté Art souterrain est chose du passé. Désormais, le festival d’un art contemporain disséminé dans les espaces intérieurs du centre-ville de Montréal, en partie souterrains, ne réunit qu’une trentaine d’artistes. Les Place Ville Marie, Place de la Cité internationale et Centre de commerce mondial, ainsi que le passage sous l’édifice Jacques-Parizeau sont les seuls à accueillir encore des séries photo, des vidéos ou des installations.

Plus petit, mais pas moins fêtard. Art souterrain, qui atteint les quinze éditions, s’est donné un thème à sa mesure, bruyante : « la fête ».

« Pourquoi la fête dans la ville souterraine ? Pour l’amener dans des lieux qui ne sont pas réservés à ça, des espaces de tous les jours où les gens travaillent, magasinent, circulent », dit Jean-François Prost, artiste, architecte de formation et associé à la thématique depuis la publication de son livre La fête (2021, éditions VU).

Si la quinzième d’Art souterrain donne dans la voix, c’est notamment parce que Jean-François Prost en est un des commissaires. Il est notamment responsable des présences d’une artiste sonore (Magali Babin), d’une discothèque mythique de New York (Paradise Garage) et de mariachis (performance de Martín Rodríguez).

Photo: François Prost «La Fiesta Club privé, Condrieu» est tiré d'«After Party», une série de François Prost qui propose un grand nombre de façades de boîtes de nuit françaises et belges photographiées en plein jour.

Rare oeuvre créée pour l’événement, You Can Feel It All Over de Magali Babin donne la parole à une population invisible et pourtant vitale, celle qui travaille dans le Montréal souterrain. L’artiste a voulu connaître les musiques préférées pour fêter, et c’est ce qui résonne juste avant d’entrer dans le corridor sous le square Victoria.

La diversité de la liste — du violon de Stéphane Grappelli (Minor Swing) à un tube de Kool The Gang (Let’s Go Dancin’), en passant par Marine marchande des Cowboys Fringants — est un reflet du pouvoir inclusif de la fête. « La fête occasionne des rencontres fortuites, énonce Jean-François Prost dans son texte de commissaire, engendre un monde autre, hétérogène, indiscipliné, là où il nous est encore possible d’être ensemble parmi nos différences. »

La volonté de faire écho à une société éclatée, plus réaliste et moins contraignante traverse l’exposition. Dans un escalier menant vers une station de métro, il y en a sans doute qui tomberont dans le piège de l’affiche « Paradise Garage ». Le seul stationnement intérieur dont il s’agit est celui qui abritait cette discothèque phare des années 1970, une des premières avec DJ.

« Une fête peut transformer notre regard sur un lieu, sur notre vie », commente Jean-François Prost, devant le logo du Paradise Garage, lieu d’émancipation pour les communautés LGBTQ+ et aujourd’hui symbole de la lutte contre le sida.

Celui qui s’est fait connaître il y a vingt ans au sein du collectif SYN s’y connaît en terrains vagues et en passages souterrains. Et ne cesse de se battre pour la mixité des usages et contre la « mono-occupation » des bâtiments.

Photo: David Champagne «Gros fun sale» est une série photographique de David Champagne qui montre du doigt l'ennui afin de lui redonner quelques lettres de noblesse.

« Un lieu génère la fête par son architecture, ses objets, dit-il. À l’inverse, une action aussi peut la provoquer, quel que soit le lieu. » La tradition des mariachis, qu’il a expérimentée au Mexique — « je me suis fait réveiller à 5 h du matin » —, en est un bel exemple. « Les mariachis amènent la fête, ce sont eux qui la créent. Ils arrivent dans un contexte triste et les gens se mettent à chanter. » Cette idée l’a incité à inviter Martín Rodríguez à tenir, dans le labyrinthe souterrain lors des « jeudis festifs », la performance Mariachi perdido.

Rituels brésiliens et autres

Jean-François Prost n’est pas le seul à avoir choisi la trentaine des artistes —Eddy Firmin, le Brésilien Ayrson Heràclito et un comité interne à Art souterrain en ont aussi sélectionné. Heràclito, un professeur de Salvador de Bahia, est en partie responsable de la forte délégation brésilienne. Dans plusieurs des vidéos qu’il propose, il est question, sinon de carnavals, de rituels dansants et de rassemblements inusités.

« La fête a un aspect local, propre à une culture. De Bahia et Rio, c’est très différent, commente Jean-FrançoisProst, qui a déjà séjourné au Brésil. Mais la fête est aussi universelle. Où que l’on soit, il y a désir de rompre avec la rapidité dans laquelle on vit, avec la productivité, avec la fonctionnalité des lieux. »

Parmi les recoins mis en valeur par l’exposition, celui sous l’escalier menant à la place Jean-Paul-Riopelle abrite les vidéos (un diptyque) d’Antonio Pichillá Quiacaín. Dans Bailando con una piedra, l’artiste maya du Guatemala oppose sa danse avec une pierre, acte de résistance culturelle, à une procession catholique.

Mouvements et déambulations ponctuent le 15e Art souterrain. Les propositions silencieuses et immobiles les suggérant sont aussi des célébrations, comme témoignent la murale ondulatoire de Robbin Deyo ou la voiture surmontée d’une boîte de son signée Géraldine Entiope et Eddy Firmin. Côté photos, on passe des fêtes foraines (images de David Champagne) aux plages clandestines (Steven Smith Simard), des façades kitsch de boîtes de nuit (François Prost, sans lien avec le commissaire) aux intérieurs de clubs abandonnés (André Giesemann et Daniel Schulz). La vraie fête, elle, se poursuit dans le bar temporairement installé dans un local vacant de Place Ville Marie.

La fête

Art souterrain, jusqu’au 9 avril

À voir en vidéo