«Sédiment»: les archives, outil de survie

En quatre films (ou vidéos), une série photographique et un enregistrement audio, l’exposition Sédiment dépoussière, avec pertinence et sans hargne, bon nombre d’archives. Et revoit, par-delà l’exercice, la manière de raconter l’histoire de l’humanité.
La proposition de la commissaire Denise Ryner, ex-directrice à Or Gallery, un centre d’artistes de Vancouver, s’inscrit dans le courant baptisé, selon les contextes, décolonisation, décentralisation, désinstitutionnalisation. On peut dire que l’expo Sédiment. Les archives comme base fragmentaire — titre complet de cette exclusivité de la Galerie Leonard Bina Ellen — projette un avenir teinté par une meilleure compréhension du passé.
La commissaire ratisse large. Entre des lettres de Toussaint Louverture, leader de la lutte pour l’indépendance d’Haïti, et le témoignage à la Commission de vérité et réconciliation de Seraphine Stewart, première infirmière autochtone dans un établissement public, Sédiment déterre de multiples couches d’histoire. Et en ajoute d’autres, absentes des discours dominants.
On pourrait lire les oeuvres sous un angle accusateur. Car, bien sûr, la France et ses principes de liberté et d’égalité, visibles sur le papier à lettres utilisé par Louverture et filmé par Louis Henderson dans Bring Breath to the Death of Rocks (2018), sont une cible de choix. Le Canada et sa supposée modernité pluraliste le sont, eux, dans Seraphine, Seraphine (2014), vidéo de Krista Belle Stewart. L’Empire britannique est visé par Pamila Matharu dans INDEX (SOME OF ALL PARTS), vidéo de 2022, le passé colonial du Portugal par Filipa César dans le film Spell Reel (2017).
La nature peu belliqueuse de l’exposition appelle une autre lecture. Comprenant des images tournées avant l’indépendance de la Guinée-Bissau (1973), Spell Reel (qu’on traduira par « déchiffrer une bobine ») repose sur un idéal révolutionnaire aux nobles intentions. Pour libérer de la peur, il faut libérer de l’ignorance, dit en substance Amilcar Cabral, homme politique de l’époque.
Une main dans le documentaire, l’autre dans l’essai, Filipa César juxtapose ses propres images et celles de bobines rescapées de la destruction. Au coeur du récit, un cinéma ambulant parcourt la Guinée-Bissau et projette les vieux films en présence de leurs auteurs. L’art prend un rôle non pas de subversion, mais d’éducation. De la propagande ? La commissaire parle plutôt, dans son texte, « d’instrument essentiel à la survie ». Débat ouvert.
Une conversation similaire, entre images en noir et blanc d’hier (souvent muettes) et celles en couleur et sonores de l’artiste, se déroule dans Seraphine, Seraphine. Dans les deux oeuvres, mémoire vivante et transmission orale mènent à une interprétation, sinon différente de l’histoire, plus précise, plus riche. Le portrait léché que la CBC proposait en 1967 de ladite Seraphine apparaît autrement incomplet.
Sédiment n’est pas une expo bulldozer qui dynamite tout. Denise Ryner, par sa métaphore géologique, suggère que, lorsqu’on se fie à une seule manière de raconter, des strates d’archives s’accumulent sans qu’on le sache. L’oralité, les objets personnels et les traditions familiales forment ces archives, témoins « d’une présence, d’un enracinement et d’une résistance ».
Les photos et enregistrements de Token (2018-2019), de Sandra Brewster, évoquent les efforts de populations caribéennes pour préserver des traces de leur passé lors de leur migration. En performance le 11 mars, Justine Chambers fera revivre les tenues et danses chéries par des femmes comme sa grand-mère. Mais le clou de l’expo est à mettre sur le compte de Pamila Matharu. Les documents vintage (publicités, coupures de presse…) — la collection de l’artiste — qui défilent silencieusement dans INDEX… composent des fragments d’une histoire d’immigration. La mémoire sélective du public n’en retiendra qu’une partie et ce ne sera pas plus grave.
Avec des oeuvres longues (jusqu’à 96 minutes pour l’une d’entre elles) et des sièges de cinéma, l’exposition a beaucoup à dire. Mais on peut se contenter de ne repartir qu’avec des fragments, pourvu qu’on ne prétende pas connaître la totalité de l’histoire.
Extraction d’images
Peut-on apprendre des erreurs du passé ? Trois artistes y répondent en s’appuyant sur des archives liées à l’exploitation de populations à la merci des pouvoirs économique, politique ou racial. Chacune de leurs expos culmine dans un récit vidéo très personnel, ouvrant à une nouvelle interprétation du passé. Dans Goose Village (Occurrence, jusqu’au 11 mars), Marisa Portolese juxtapose ses images, des photos de famille et des archives municipales pour expliquer que le quartier de son père a été rasé sans raison. Dans Scenes of Extraction (Vox, jusqu’au 4 avril), Sanaz Sohrabi établit que la construction du chemin de fer iranien s’est faite au profit de la British Petroleum. Et dans Where Were You in ’92 ? (Optica, jusqu’au 1er avril), Pamila Matharu, déjà de l’expo Sédiment, partage son expérience d’épisodes de racisme ou de violence policière.