«Abiogenèse: des étoiles aux momies»: la fiction du réel

Vue de l’exposition de Julie Tremble
Photo: Document original Vue de l’exposition de Julie Tremble

Cette exposition a les allures d’un conte philosophique, comme on en écrivait au XVIIIe siècle. Elle évoquera à la fois l’atmosphère du voyage interstellaire dans Micromégas (1752) de Voltaire, ou des voyages temporels de L’an 2440 (1771) de Louis-SébastienMercier ou bien des Mémoires du XXe siècle (1733) de Samuel Madden…

L’exposition de Julie Tremble se présente comme un voyage symbolique et analytique dans l’immensité du temps et de l’espace. On y verra des images générées par ordinateur montrant ce que certains ont nommé Coatlicue, supernova qui serait à l’origine de notre système solaire. Dans une autre vidéo, l’artiste nous dévoile une reconstruction de la Terre il y a 3,5 milliards d’années.

Dans ces oeuvres est mis en scène un problème scientifique fascinant, celui du passage du minéral au vivant, tout être étant composé d’éléments chimiques. Mais en fait, Tremble s’interroge bien plus sur les enjeux de la représentation des modèles scientifiques, sur la façon dont ceux-ci sont liés à l’imaginaire d’une époque et à des questions philosophiques. Tremble nous parle plus d’une science habitée, imaginée par la fiction que d’une fiction se basant sur la science.

Dans le parcours spatiotemporel de cette exposition, une autre vidéo intitulée Luce RTX3090 semblera cristalliser plus particulièrement ce propos. Elle permettra d’entendre une incarnation numérique futuriste de la célèbre actrice Luce Guilbault (1935-1991). C’est en fait la non moins glorieuse Sylvie Moreau qui joue le personnage que Tremble fait incarner à Guilbault. Il faut dire que Guilbault elle-même avait déjà dit que si quelqu’un devait un jour l’incarner dans un rôle, elle aimerait que cela soit Moreau qui le fasse. C’est ainsi chose faite grâce à un outil technologique, une application, qui s’appelle Live Link Face et qui permet un « doublage » facial virtuel.

Luce Guilbault, 127 ans

Nous sommes en 2062, et dans cette vidéo, c’est une Luce Guilbault âgée de 127 ans, qui nous parle. Dans cette fiction, elle explique avoir survécu à un cancer dont elle souffrait — et dont elle est réellement morte à 56 ans. Grâce à des modifications de l’ADN humain, elle a été guérie de cette maladie et, de plus, le cancer a été complètement éradiqué de la planète. Les gens reçoivent « maintenant » un traitement génétique qui les conserve à l’âge de 25 ans pour le reste de leurs jours. Les humains peuvent donc dorénavant vivre très très très vieux, des centaines d’années… Mais cette révolution médicale a créé une crise sociale majeure. Afin d’éviter la surpopulation de la planète, tous ces éternels jeunes doivent maintenant mourir à 65 ans. À cet âge, leur corps se désagrège, se volatilise dans l’air, devient invisible… Voilà donc un monde « où on a oublié à quoi ressemblent les vieux », à l’exception de Guilbault qui, elle, a refusé le traitement lui permettant de rester jeune, acceptant ses rides et son corps vieillissant.

Comme dans bien des contes philosophiques qui traitent de contrées éloignées ou de temps anciens ou futurs, c’est la satire sociale du moment contemporain où l’oeuvre fut créée qui est le vrai sujet de cette oeuvre. Julie Tremble en profite pour mettre en scène notre propre époque, notre désir d’avoir 25 ans pour toute notre vie, l’âgisme présent dans notre société où nous sommes morts symboliquement une fois atteint le « troisième âge », âge où l’on devient invisible aux yeux du monde. Elle y traite aussi du geste presque politique et révolutionnaire de clamer son âge sans honte.

N’oublions pas comment notre époque préfère encore trop souvent les vedettes mal liftées, comme Madonna, Donatella Versace ou Mickey Rourke, à celles qui, comme la défunte VivienneWestwood, incarnent leur âge avec style. Dans la vidéo de Tremble, Guilbault explique comment, en tant que féministe et actrice, elle a revendiqué son corps vieillissant afin de « s’approprier son âme » à travers son corps, afin d’être aussi une femme en dehors du désir des hommes.

Signalons que sur le site du centre Dazibao, on pourra entendre Julie Tremble s’entretenir avec Christophe Malaterre, philosophe, professeur et titulaire de la Chaire de recherche du Canada en philosophie des sciences de la vie. Tremble y parle, entre autres, du fait que les images des astres offertes au public par la science ne sont jamais brutes, mais sont toujours construites, codifiées, interprétées.

Abiogenèse : des étoiles aux momies

De Julie Tremble. Au Centre d’art actuel Dazibao, jusqu’au 21 janvier.

À voir en vidéo