Une histoire plus riche au Musée d’art de Joliette

Fritz Brandtner, Abstraction, 1930
Photo: Paul Litherland Fritz Brandtner, Abstraction, 1930

Comme nous vous en parlions il y a quelques semaines, à propos de l’excellente exposition Disraeli revisité au Musée McCord Stewart, la modernité culturelle au Québec ne tient pas uniquement à l’héritage intellectuel et pictural de Refus global, de Borduas et de ses élèves…

Le hasard de la recherche et/ou la synchronicité des idées veulent qu’une autre exposition soulève une question très similaire. Cette présentation élaborée de main de maître par la chevronnée historienne de l’art Esther Trépanier permet de mettre en avant des artistes un peu oubliés, comme Marian Dale Scott, Fritz Brandtner, Henry Eveleigh et Gordon Webber, éclipsés par le récit héroïque de l’aventure de l’art abstrait des Automatistes.

Esther Trépanier a accepté de répondre à quelques questions.

L’histoire de l’art a-t-elle gommé une partie importante de l’émergence de l’abstraction au Canada et au Québec ?

En grande partie, je dirais que oui. Autant pour l’histoire de l’abstraction que pour celle de la modernité. Au Canada anglais, le Groupe des Sept a été élevé au rang de marqueur, de « trademark », de l’art national, ce qui a entraîné un certain oubli des artistes comme Bertram Brooker qui, à Toronto, à la fin des années 1920, a exposé des oeuvres abstraites inspirées de la musique. Il faut dire que ces collègues du Groupe des Sept n’avaient pas apprécié la direction dans laquelle allait son oeuvre. Et il y a eu aussi des femmes qui ont été dans cette voie, pensons à Kathleen Munn ou à Edna Taçon. Il y a donc déjà une abstraction au Canada anglais qui s’exprime dans les années 1920.

À Montréal, Fritz Brandtner expose des abstractions dès les années 1930. Mais, comme je le dis à mes étudiants, personne ne vous dira qu’il fut le premier. Pour l’exposition, j’ai choisi des oeuvres parmi ses tableaux de 1930 et de 1938 que la critique conservatrice de l’époque n’avait pas appréciés. Mais cet art abstrait n’appartenait pas à un courant clairement constitué. On a donc oublié des artistes comme lui. Quand j’ai eu mes cours d’histoire de l’art, on résumait cavalièrement la situation en disant que John Lyman était le premier critique d’art moderne et que Paul-Émile Borduas était le premier peintre abstrait. Et ce qui était arrivé avant eux était souvent désigné comme un régionalisme ennuyeux. C’est loin d’être vrai. J’ai passé ma vie à démontrer qu’il y avait dans l’entre-deux-guerres une modernité artistique et une critique d’art qui a défendu l’art moderne. Bien d’autres que Borduas — avant et parallèlement à lui — ont développé l’abstraction.

Certains ont été oubliés plus que d’autres. Brandtner, Eveleigh et Webber l’ont plus été que Dale Scott…

Et il y a bien d’autres artistes à l’époque qui ont été commentés par la critique et qui sont de nos jours oubliés… Dans le cas d’Eveleigh et de Webber, il y a un travail incroyable à faire. En fait, presque tout est à faire. Gordon Webber a étudié au New Bauhaus de Chicago avec László Moholy-Nagy et il en revient avec un désir d’expérimentation. Quand il est parti de Toronto, il avait entre autres travaillé avec Arthur Lismer et faisait des paysages dans l’esprit du Groupe des Sept. Mais il va vite se tourner vers une abstraction pure, avec une exploration des formes et des matières.

Le court film abstrait Sans titre, que Webber réalise en 1948, montre bien qu’il fut un artiste innovateur…

Il avait une production interdisciplinaire abondante. À l’Université McGill, il y a les archives Webber qui comportent de nombreuses boîtes avec une quantité impressionnante de documents à explorer. C’est un jeune collègue, Sébastien Houdon, qui a trouvé ce film dans ces archives et qui a attiré l’attention de la Cinémathèque afin qu’il soit restauré.

Au Québec, ce gommage est-il lié à un désir des francophones de célébrer avant tout leurs artistes ?

C’est plus complexe. Refus global est un texte fondateur d’une révolte contre ce que certains ont qualifié de Grande Noirceur. Et il se constitue, autour de ses signataires, de nouveaux lieux d’exposition, de nouveaux collectionneurs qui les achètent, de nouveaux critiques d’art qui vont les défendre, un milieu francophone différent de celui plus traditionnel des anglophones. Il y a une séparation qui commence alors à s’établir dans le milieu de l’art entre francophones et anglophones. Et comme je vous le disais, les anglophones ne sont pas constitués en collectif comme les Automatistes, qui ont la force du groupe. Par ailleurs, la prise de conscience de la nécessité d’établir une histoire de l’art au Québec, faite par des artistes du Québec, s’est élaborée dans les années post-Révolution tranquille. Et par conséquent, on s’est d’abord intéressé aux artistes francophones.

Signalons que cette exposition est accompagnée par la publication d’un ouvrage qui marquera certainement notre histoire de l’art, un ouvrage publié par Les Presses de l’Université de Montréal, McGill-Queen’s University Press et le Musée d’art de Joliette.

 

Nicolas Mavrikakis était l’invité du Musée d’art de Joliette.

Hommage à Rita Letendre

Née à Drummondville en 1928 et morte à Toronto il y a un an déjà, en novembre 2021, Rita Letendre fait l’objet d’une petite, mais surprenante exposition qui apporte un nouveau regard sur sa production, qui transcende les « flèches », motif qu’on associe généralement à son oeuvre. Tirées des collections du Musée d’art de Joliette, les oeuvres présentées dévoilent au visiteur une création plus sombre qu’on pourrait le penser. Une oeuvre qui, comme le disait l’artiste, comprend des tableaux « tumultueux » où la couleur noire joue un grand rôle. Cette expo recèle quelques surprises, comme cette tapisserie de 1976, oeuvre unique et remarquable dans le corpus de l’artiste Rita Letendre.

Tableaux tumultueux

Commissaire : Julie Alary Lavallée.
Au Musée d’art de Joliette jusqu’au 15 janvier.

Oubliés ! Scott, Brandtner, Eveleigh, Webber : revoir l’abstraction montréalaise des années 1940

Commissaire : Esther Trépanier. Au Musée d’art de Joliette jusqu’au 15 janvier.



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