«Jusqu’où peut-on se voir vers l’intérieur»: combler les vides induits par l’adoption internationale

Les artistes An Laurence, Corinne Beaumier et Tong Zhou Lafrance sont unies par le thème commun des vides laissés par l’adoption transnationale, qui se manifestent à travers le deuil, la confusion, la nostalgie et la frustration. Dans l’exposition Jusqu’où peut-on se voir vers l’intérieur, elles présentent des œuvres faites à partir de techniques hétéroclites inspirées par leurs histoires personnelles.
« Ça faisait un an que je faisais des recherches sur l’identité et les narratifs collectifs, et je n’étais toujours pas capable de ressentir un lien avec mon histoire d’adoption. Tout ce qui s’est passé avant que je sois avec ma famille adoptive, quand on m’en parlait, j’avais l’impression qu’on parlait de quelqu’un d’autre. Je voulais que cette dissociation se transforme », explique An Laurence, aussi commissaire de l’exposition, en parlant de son processus de création lors d’une discussion qu’ont tenue les artistes pour raconter leurs processus créatifs.
Son œuvre cherche à incarner la mémoire collective des personnes chinoises adoptées pendant la politique de planification familiale en Chine. À un mur noir, au-dessus de boîtes de carton remplies de couvertures (qui symbolisent les enfants adoptés qui ont souvent été retrouvés abandonnés dans une boîte), des lecteurs MP3 contenant des enregistrements audio des histoires des parents de naissance sont accrochés.
Durant les années 1990, la Chine avait une politique de régulation des naissances qui forçait les familles à n’avoir qu’un seul enfant. En campagne, où les garçons étaient favorisés pour leur utilité au travail de ferme, les familles pouvaient en avoir un deuxième si leur premier-né était une fille. Les conséquences d’une grossesse illégale étaient une amende sévère, une stérilisation forcée et la destruction de la demeure de la famille. Dans ce contexte, des milliers de filles chinoises, dont les trois artistes, se sont fait adopter à l’étranger. Les témoignages qu’An Laurence a recueillis racontent la rupture forcée de ces liens entre parents et enfants.
Une des histoires qu’elle exhibe dans son installation est celle de Xu Guangwen et Jiang Lifeng, deux parents vivant à la campagne qui désiraient une fille même s’ils avaient déjà un garçon de dix ans. Après avoir caché la grossesse aux autorités en trichant au test de grossesse obligatoire, ils se sont fait enlever leur fille. Les autorités l’ont amenée à l’orphelinat municipal sous les vives protestations des deux parents. Quelques mois plus tard, elle a été adoptée par un couple québécois.
Les œuvres de Corinne Beaumier témoignent de ce qui se passe ensuite. « Plusieurs parents adoptants sont encouragés à faire une boîte de souvenirs qui raconte l’histoire de l’adoption — avec des photos du voyage, des papiers administratifs, des vêtements de bébé. Chez nous, on revisitait cette boîte chaque année en famille. C’était un moment que j’aimais beaucoup », se souvient Mme Beaumier en expliquant ce qui a inspiré son œuvre de découpage photo Le fond et la forme et sa série multimédia Évidence. Ces deux œuvres évoquent les souvenirs rattachés au moment de l’adoption et les limites de la nostalgie. L’artiste a utilisé des techniques de modification d’image, telles que le découpage et le remaniement de fichiers vidéo, pour laisser des trous qui symbolisent l’insuffisance des souvenirs comme moyen de comprendre le passé.
La performance La naissance de ma maison, de Tong Zhou Lafrance, aborde ce qui arrive quand les personnes adoptées deviennent adultes. L’artiste présente une performance sur la réclamation du chez-soi volé des personnes adoptées, qui souvent ne connaissent pas leurs parents naturels ni leur héritage familial. « La performance raconte ce que c’est d’être nomade à travers un processus de voyage sac à dos. Je peux me remettre au monde, renaître à chaque fois, raconte l’artiste. J’ai un mot à dire sur le processus. Ce n’est pas quelqu’un qui me met au monde. J’ai cette capacité d’activer ce processus moi-même, de l’intérieur et de l’extérieur. »
Retrouvailles
Les artistes trouvent injuste le manque d’information qui afflige les personnes adoptées. Pour An Laurence et Corinne Beaumier, cela a été un choc de découvrir les enjeux géopolitiques qui se cachaient derrière leur adoption. « C’est comme si on t’avait menti toute ta vie, et là tu découvres la réalité et tu te réveilles un peu, dit An Laurence. On se fait dire que si on essaie de chercher, c’est parce qu’on n’aime plus notre famille adoptive. »
De son côté, Mme Beaumier a senti qu’elle avait perdu du temps lorsqu’elle a appris la vérité. « J’ai fait des recherches et j’ai retrouvé mes parents de naissance. J’ai comblé ces trous-là. J’ai aussi appris qu’il y avait plus de parents qui aimeraient retrouver leur enfant qu’on le pense, dit-elle. C’est triste, car il y a de nombreux enfants adoptés qui sont dans l’ignorance totale que cette option-là existe. On se fait tout le temps dire que c’est impossible. Le système est fait intentionnellement pour rendre ces retrouvailles difficiles. »