«Soyez féconds et multipliez-vous»: les quatre murs de silence

Heidi Barkun sonde le rôle d’une épouse incapable de devenir mère.
Photo: Jacques Nadeau Le Devoir Heidi Barkun sonde le rôle d’une épouse incapable de devenir mère.

« Des bébés ont été achetés ici », dit sans ambages l’artiste multidisciplinaire Heidi Barkun au détour d’un couloir de Projet Casa. Dans l’entrée, une imposante et surannée armoire en métal — qui n’est pas là d’habitude — pique la curiosité du visiteur. Les étiquettes jaunies collées sur les étagères laissent penser qu’elle servait à entreposer du matériel médical.

« Cet artefact, qui date de l’époque de l’hôpital privé et qui était conservé dans la cave de la maison, est là pour rappeler ce qui s’est passé entre ces murs », explique-t-elle. Dans les années 1940 et 1950, des mères célibataires catholiques venaient en effet à la « maison blanche » pour accoucher clandestinement d’enfants qui allaient être vendus à des couples juifs sur le marché noir de l’adoption. Aujourd’hui, les planchers de cette ancienne clinique convertie en auberge puis en espace culturel grincent plus que jamais, pour nous prévenir, en quelque sorte, qu’après des décennies de silence, cette vérité est prête à être vue et entendue.

Deux ans après LET’S GET YOU PREGNANT!, présentée à la Galerie de l’UQAM sous la forme d’une installation conversationnelle entre une trentaine de participantes qui n’ont pas réussi à devenir mères, Heidi Barkun poursuit son exploration du thème intime et tabou de l’infertilité avec Soyez féconds et multipliez-vous. Cette fois, son exposition très contextuelle prend vie grâce à ses propres oeuvres, bien sûr, mais aussi, et surtout, grâce au passé du bâtiment de Projet Casa et à la voix de cinq de ces « bébés du marché noir », maintenant des aînés, qu’elle a retrouvés.

Tout commence en 2020, lorsqu’elle entre en contact avec le journaliste Adam Segal, lui-même fils de l’une de ces « adoptées ». Les archives qu’il lui transmet révèlent l’existence d’une partie essentielle de l’histoire de Montréal qui n’a été racontée qu’à demi-mot, celle qui faisait de la métropole une plaque tournante du marché noir de l’adoption partout au pays et même jusqu’à New York. Qui étaient ces couples en mal d’enfant ? Quel était leur vécu ?

« Je me suis rapprochée de ces parents juifs qui ont un jour acheté leur enfant dans cette ancienne clinique privée pour parler de l’expérience commune de l’infertilité », indique Heidi Barkun. Selon elle, l’espace de la galerie de Projet Casa devient la métaphore d’une clinique de fertilité : « Des personnes arrivent avec leur désir de parentalité et paient pour avoir un bébé. C’est bizarre de dire “acheter un enfant”, mais c’est ce qui se passe dans une clinique de fertilité. On paie et on espère que le processus de fécondation in vitro fonctionne. »

Quand la vérité survit à la désolation

Dans son oeuvre sonore Tell me about your parents, qui résonne dans l’ancienne salle d’attente de l’hôpital — la première pièce à gauche quand on entre à Projet Casa —, Heidi Barkun a ainsi demandé aux cinq « bébés du marché noir » rencontrés quels étaient leurs liens avec leurs parents. « Même s’il y a eu énormément d’amour dans leur famille, leurs parents ont gardé le secret de leur adoption jusqu’à leur mort. Ce n’est qu’ensuite que ces enfants se sont mis en quête de leurs racines », raconte l’artiste, qui évoqueleurs difficultés à trouver la vérité dues au manque d’informations. Elle croit que leurs parents, marqués par la Shoah, se sont longtemps dissimulés derrière les traumatismes et les non-dits. « Pour l’avoir vécu, je sais aussi à quel point il est difficile de parler de l’infertilité quand toutes vos amies ont accouché autour de vous », ajoute-t-elle.

Dans cette exposition, dont le titre, Soyez féconds et multipliez-vous, est extrait de la Genèse, Heidi Barkun sonde notamment le rôle d’une épouse quand il lui est impossible de devenir mère. « Je ne suis pas croyante, et je me suis permis de remettre en question ce que j’ai appris de mon éducation juive et de certaines traditions religieuses, dans lesquelles la famille occupe une place centrale. » L’artiste,qui n’a pas pu donner naissance, aborde aussi ce deuil forcé par un corps défaillant. Sa peinture I wish I had river so long I would teach my feet to fly, nommée en hommage à River de Joni Mitchell, « l’une des rares chansons qui parlent du déchirement de laisser son enfant à l’adoption », et à la mémoire de ses treize embryons perdus, s’observe comme une réflexion sur cette multitude de chagrins qui sont nés dans l’enceinte de Projet Casa. « Il ne s’agit pas seulement du deuil qu’engendre mon infertilité, mais du deuil pour ces mères célibataires de se voir enlever leur enfant », note-t-elle.

Si son imaginaire occupe l’espace de Projet Casa le temps de Soyez féconds et multipliez-vous, Heidi Barkun souhaite désormais que la vérité reprenne le dessus. « Ce n’est pas pour pointer du doigt tel ou tel coupable, mais pour rétablir les faits sur ce qui s’est passé ici, entre les quatre murs de cette “maison blanche” », souligne l’artiste. Et pour ne manquer aucune anecdote qui pourrait lui être racontée, celle-ci promet, dès que faire se peut, d’être présente sur place pour accueillir le public et ouvrir la discussion.

Soyez féconds et multipliez-vous, de Heidi Barkun

Projet Casa, au 4351, avenue de l’Esplanade, à Montréal, jusqu’au 6 novembre 2022

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