D’art et de science en forêt

Des expériences de biologistes en cours de réalisation en pleine nature ne serviront pas seulement à adapter nos habitudes en période de crise climatique. Elles inspireront des artistes. Par un étonnant et peut-être pas si inusité rapprochement entre science et art, des réalités comme la « respiration des sols » ou la présence de « matières allochtones » dans des lacs deviendront des oeuvres — de celles qui atterrissent dans les musées.
L’endroit a tout d’un site de villégiature. Site couru des Laurentides, vu le nombre de voitures. Près d’elles, un terrain de volleyball fait office d’aire d’accueil et des cordes à linge bien utiles témoignent de la longue durée des séjours. Les panneaux aux portes des nombreux bâtiments ne trompent pourtant pas : ici, dans ce vaste territoire de forêt et de lacs, nous sommes à l’Université de Montréal.
Inaugurée en 1965 dans un environnement protégé, la Station de biologie des Laurentides (SBL) sert d’école de terrain et de laboratoire de recherche. Or, des doctorants, toutes disciplines confondues, viennent s’y isoler à l’occasion. Et en cette première semaine de juillet, une cohorte d’artistes amorce un processus qui aboutira, dans un an et des poussières, à deux expositions visant à démontrer qu’art et science peuvent faire un.
« Les artistes et les scientifiques : même combat », clame Gabriel Lanthier, le « responsable » des lieux, qui en a eu la preuve devant un projecteur hors d’usage, en compagnie de l’artiste Laure Bourgault. « Nous avons passé trop de temps sur une vieille machine à essayer de comprendre pourquoi elle ne fonctionnait pas », confie ce spécialiste des poissons, qui a quitté le campus universitaire de Montréal il y a sept ans pour s’occuper de la gestion de la SBL.
Laure Bourgault s’est aussi amourachée de vieux livres tout aussi hors d’usage, qu’elle photographie et filme. Sa « capsule temporelle » — la petite bibliothèque du site — lui fournit une précieuse matière pour un projet sur les prémices des barrages hydroélectriques au Québec.
Je ne m’intéresse pas qu’aux pratiques [environnementales], mais aussi à celles en biologie moléculaire, aux cellules, aux bactéries, aux parasites, aux virus… Je veux sonder le sens et le rôle de l’art par ces arrimages avec la science, dit-elle. Une oeuvre n’est pas juste un résultat, c’est un processus. Qu’en est-il quand ce processus commence pendant l’exposition ?
La curiosité et le partage d’un point de vue rapprochent les deux univers. Pour Ana Rewakowicz, habituée à collaborer avec des scientifiques, c’est la somme de savoirs qui est stimulante. « L’exploration de différentes perspectives : je suis intéressée par ça », dit celle pour qui venir à la SBL était tout indiqué.
Quatre artistes, sur la quarantaine qui a répondu à l’invitation destinée aux professionnels des arts visuels, des arts numériques et des métiers d’art, ont pris le chemin de Saint-Hippolyte — et reviendront une deuxième fois en septembre. Ces résidences de recherche-création, dotées de bourses de 4000 $, résultent d’un partenariat entre la station laurentienne, le Centre d’exposition de l’Université de Montréal et le Musée d’art contemporain des Laurentides (Saint-Jérôme). Le projet est piloté par la commissaire Anne-Marie Belley, dont l’expertise tourne autour des pratiques liées à la nature, comme en témoigne son cycle d’expositions L’art est vivant (2013-2018).
« Je ne m’intéresse pas qu’aux pratiques [environnementales], mais aussi à celles en biologie moléculaire, aux cellules, aux bactéries, aux parasites, aux virus… Je veux sonder le sens et le rôle de l’art par ces arrimages avec la science, dit-elle. Une oeuvre n’est pas juste un résultat, c’est un processus. Qu’en est-il quand ce processus commence pendant l’exposition ? »

Inventer un protocole
« Ce dôme, cet environnement contrôlé, est intéressant », reconnaît Diane Morin devant le dispositif laissé en forêt par l’équipe du professeur de géographie Nicolas Bélanger. C’est là qu’est étudiée la respiration des sols ou, dit autrement, « l’acclimatation des espèces forestières aux changements climatiques ». Des zones réchauffées permettent de comparer des variables telles que les nutriments, l’humidité, l’émergence d’insectes ou le débourrement des feuilles.
Diane Morin ne sait pas encore comment cela se traduira dans l’atelier. Mais pour cette autrice d’installations cinétiques, qui a déjà reproduit le souffle humain, le petit dôme qui s’ouvre et se referme est source d’inspiration. « La démarche implique l’invention d’un protocole. On observe des phénomènes et on les fait advenir », s’emballe-t-elle.
Les expériences des géographes interpellent aussi Ana Rewakowicz. Son intérêt pour ce qui est visible et invisible — comme la respiration — et pour le toucher y trouve écho. « La peau, notre plus grand organe, permet d’expérimenter le toucher. Cette proposition [concerne] davantage la peau d’une forêt », note celle qui est connue pour ses installations immersives et gonflables.
La résidence de recherche-création permet aux artistes de rencontrer les scientifiques sur leur terrain de jeu. Un terrain parfois instable, à l’instar de la plateforme flottante de Charlie Sarran. Le chercheur en biologie expérimentale analyse l’impact dans les écosystèmes aquatiques des matières végétales ou animales — « les matières allochtones », dans son langage savant et imagé. Les changements climatiques multiplient les nouveaux contacts et l’eau offre un beau cas d’étude, croit-il.

Posés sur le lac Triton, le plus accessible parmi les 16 de la SBL, les bassins « semi-contrôlés » du biologiste attirent tel un aimant. Félix Bernier, en particulier, s’y est attaché.
« Rien n’est contrôlé, constate l’artiste. La variabilité du projet, ses résultats… Ça part dans des directions opposées. » Basé à Halifax, le Montréalais aime explorer l’impact des technologies numériques sur des environnements physiques. Il utilisera cette fois les données recueillies par Charlie Sarran, sans savoir comment « ça se représentera ». Félix Bernier veut néanmoins créer un algorithme et « apporter du bruit » — un élément aléatoire — à la quête scientifique. « Les regards allochtones sont toujours intéressants », commente le biologiste, sans toutefois préciser jusqu’où il serait prêt à laisser l’artiste s’immiscer.
Il faut confier à l’art un rôle qui permette aussi de comprendre la planète et ses bouleversements, estime Anne-Marie Belley. Les expositions qu’elle a prévues à l’automne 2023 seront à tout le moins le terrain de jeu des artistes, que les scientifiques seront priés, à leur tour, de visiter.
La canopée, vue des airs
À la cafétéria de la Station de biologie des Laurentides (SBL), grande aire commune où se côtoient les chercheurs de toutes les disciplines, une carte bien colorée surgit aux côtés d’un réfrigérateur. C’est la « carte de végétation » de la SBL, années 1999-2000. Une étudiante en biologie, Alice Gravel, la met à jour cet été, grâce à une imagerie hyperspectrale captée par drone et par avion et à des échantillons récupérés en plein vol. Gabriel Lanthier en est fort heureux. « La dernière fois, ça avait été fait en parcourant le secteur à pied. Ce qui a pris deux ans prendra cette fois deux jours », s’émerveille-t-il, sachant que le résultat sera aussi plus précis. Cette cartographie de la canopée forestière permettra ainsi d’évaluer l’état des arbres et nourrit déjà l’imaginaire des artistes, dont deux d’entre elles s’apprêtaient à assister à l’opération.