«Cultiver l’humilité»: les plantes et nous

Joiri Minaya, Containers #5, 2020.
Photo: Guy L’Heureux Joiri Minaya, Containers #5, 2020.

« Que voulons-nous apprendre des plantes ? » La question sous-jacente à la 7e édition d’Orange est ouverte, tant elle sous-entend que c’est à chacun de nous qu’incombe la tâche d’y répondre. Sous l’intitulé Cultiver l’humilité, la triennale en art actuel enracinée à Saint-Hyacinthe rassemble une dizaine d’artistes (que des femmes) et autant d’exemples de ce que les plantes peuvent nous enseigner.

Il n’y a pas que les plantes qui sont mises à contribution. Les roches aussi, l’herbe, les abeilles et une pléthore de microcosmes comme ceux auxquels on prête l’oreille à l’invitation de Maude Arès. Les oeuvres se déclinent en installations d’objets vivants et non vivants, en collages, en perlages, en photographies, ainsi qu’en vidéos documentaires ou performatives. Elles prennent place essentiellement dans deux lieux, le centre d’exposition Expression et le Jardin Daniel A. Séguin (JDAS), un laboratoire « grandeur nature » affilié à l’Institut de technologie agroalimentaire du Québec.

Depuis son envol en 2003, Orange extirpe du secteur agricole des thèmes qui abordent, par le biais de l’art, la culture de la terre et l’élevage d’animaux. Centraux jusque-là, les enjeux liés à la nourriture perdent cette fois de l’importance. Les commissaires Elise Anne LaPlante et Véronique Leblanc se sont penchées sur nos rapports avec les plantes avant et après leur exploitation alimentaire.

Un jardin est comme un enclos qui reproduit des siècles de domination de l’humain sur les autres formes de vie. Il traduit aussi, aux yeux des commissaires et des artistes invitées, l’attitude colonialiste sans vergogne envers les cultures indigènes et le peu d’ouverture devant des manières différentes de penser.

« [On] s’intéresse à la création d’espaces pluriels de connaissance et de transmission, disent LaPlante et Leblanc dans le texte de présentation. Cet événement artistique et communautaire est une invitation à percevoir et à honorer la force de résistance des plantes. [Leur puissance] se sonde dans leur croissance lente, leur toxicité, leur besoin d’interrelations, leur capacité de régénération et leur fragilité. »

Si Orange a déjà misé sur l’originalité de propositions dérangeantes — l’appartement couvert de ketchup de Cosimo Cavallaro, en 2009, par exemple —, l’édition 2022 est plutôt discrète. La présence de plantes dans une galerie n’est plus une anomalie et se mettre à l’écoute de la nature va de pair avec un courant qui s’est notamment manifesté à Montréal lors de la plus récente biennale Momenta. Le discours anticolonial ne surprend plus, tellement l’art contemporain doit inclure les voix autochtones et celles de groupes marginalisés. À Expression, des graines semées ici et là ouvrent néanmoins des brèches, suggèrent des comportements à adopter. Avec Plot (2018), installation composée d’un bac contenant du gazon « cultivé » et une série de « portraits » de brin d’herbe réalisés en perles, Carrie Allison pointe, avec délicatesse et simplicité, la possession et la division territoriales qui déterminent encore les sociétés. Les collages de petits bouts de papier avec lesquels Erika DeFreitas imagine des végétaux semblent appeler à la mixité, sans qu’une relation dominant-dominé soit instaurée. D’Ileana Hernandez, Corps roca (2018-2022), installation vidéo, sonore et… vibratoire (il est indispensable de s’asseoir sur le banc), donne voix à une roche et fait de l’humain une « espèce molle » inférieure.

La Friche virtuelle

Un espace virtuel, baptisé La Friche, complète la programmation en salle de l’événement d’art actuel Orange. La commissaire adjointe, Laurie Demers, y décortique l’exposition en huit thèmes (« Relations interespèces », « Camouflage », « Apprendre de… », etc.). Elle y présente les mêmes oeuvres, en les associant à des textes savants, à des conférences sur YouTube, à des documents d’archives et même à des pièces musicales. Sous le thème « Décoloniser les jardins », on apprend par exemple que le manguier n’est pas un arbre indigène de Trinité-et-Tobago, malgré ce qu’on pourrait croire. « Bon nombre d’arbres, de plantes et de fleurs ont été “transplantés” — c’est peut-être le bon mot —, pendant la colonisation », écrit Erika DeFreitas, pour qui il est important de rappeler la nature hybride de bien des plantes qui se cultivent dans le monde.

L’installation La gravité organise les hasards (2022), de Maude Arès, prend valeur d’oeuvre emblématique. Ses dimensions en imposent, même si l’oeuvre est placée au ras du sol. Les assemblages hétéroclites (brindilles, papiers, cailloux, bouts de ficelle, objets désuets) qui la composent sont une recension, presque encyclopédique, de ce qui s’échoue en nature, déchets y compris. L’artiste, qui avait présenté au début de 2022 un travail basé sur une collecte dans des friches montréalaises (en duo avec Massimo Guerrera), a puisé cette fois ses trouvailles dans l’eau, lors d’une résidence de création au centre Est-Nord-Est de Saint-Jean-Port-Joli.

Sage jardin

 

Maude Arès fait partie des quatre artistes qui exposent aussi au JDAS. Son installation prend ici une forme aérienne, par la multiplication de mobiles suspendus au-dessus d’un étang. « Le bol contient les cosses du pois mange-tout, l’oreille de l’écouteur, la cloche d’une goutte, le fil du coton bleu et la retaille du tissu millepertuis » : le sous-titre, à la fois poétique et descriptif, de l’oeuvre évoque bien les rencontres fortuites qui surgissent dans un écosystème. Son intégration au JDAS est tout sauf agressive.

Dans ce jardin « manufacturé » pour les besoins de la recherche scientifique, un secteur souvent montré du doigt par les discours appelant à la « décolonisation », il y a place pour la désorganisation ou la « déhiérarchisation », autre terme en vogue. Même si elle n’expose qu’à Expression, Annie-France Leclerc en témoigne, elle qui a récupéré les « mauvaises herbes » rejetées par le JDAS. La culture de l’exclusion devient la seule à bannir.

Autre artiste passablement présente, Joiri Minaya occupe plusieurs emplacements du JDAS avec de grandes images où elle performe habillée, de la tête aux pieds, avec des vêtements aux motifs floraux. L’artiste dénonce les stéréotypes, mais l’astuce de son camouflage finit par être trop répétitive. À Expression, son propos est davantage percutant, du fait que ses vêtements floraux couvrent des monuments et cachent ainsi l’identité des personnages représentés, tout en faisant mieux ressortir ces oeuvres urbaines, un héritage colonial trop souvent accepté comme une norme.

Orange 2022 – Cultiver l’humilité

Orange, événement en art actuel, principalement à Saint-Hyacinthe, jusqu’au 11 septembre. Aussi au Musée des Abénakis, à Odanak, et, lors d’un microfestival en juillet, à Rivière-Ouelle, à Saint-Germain-de-Kamouraska et à La Pocatière.



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