Une muséologie inclusive à la manière de Stanley Février

Pour Stanley Février, si des signes tangibles témoignent de l’ouverture des musées à des pratiques sous-représentées, provenant des diasporas latino-américaines et caribéennes, des Premières Nations et des femmes, pour ne nommer que ces groupes, beaucoup reste à faire. Son Musée d’art actuel/Département des invisibles (MAADI), inauguré au Musée des beaux-arts de Montréal (MBAM), en fait l’exigeante démonstration. Elle ne constitue qu’une étape d’un processus ambitieux que l’artiste d’origine haïtienne a amorcé en 2015.
Des études universitaires lui ont d’abord révélé l’absence flagrante de certains de ces groupes dans les collections muséales, à commencer par celle du Musée d’art contemporain de Montréal. Comme les Guerilla Girls, ce collectif féministe formé à New York qui, il y a déjà plusieurs années, a dévoilé par des statistiques écrasantes l’oblitération des femmes des lieux de légitimation artistique, il a chiffré un déséquilibre gênant qu’il s’affaire depuis à corriger au moyen d’une pratique militante, teintée par sa formation au collégial en travail social.
« Le MAADI révèle ces formes de pratiques institutionnelles qui, par leurs structures, invisibilisent des groupes d’individus. C’est pour ça qu’on ne les trouve ni dans leurs collections [des musées] ni dans les positions de pouvoir. Donc, je me suis donné le pouvoir d’être directeur général de mon projet. Ça n’aurait jamais pu se produire autrement », explique au Devoir celui qui fait récemment partie des rares artistes choisis. Une de ses oeuvres a intégré la collection du MBAM, donnant un élan à la conservatrice maison Iris Amizlev pour amorcer cette collaboration hors du commun où le « Musée accueille et participe à cette remise en question ».
Critique institutionnelle
Dans sa forme concrète, l’oeuvre MAADI se présente comme une exposition de groupe. Elle est bien plus que cela. C’est une installation qui s’inscrit dans le sillage de la critique institutionnelle, pratique artistique qui, depuis les années 1970, dévoile les rouages dissimulés du pouvoir dans les institutions muséales et les galeries d’art, à l’exemple du Belge Marcel Broodthaers et de son fictif Musée d’art moderne. Département des Aigles (1968-1972). Aux États-Unis, les gestes posés par l’artiste du Bronx Fred Wilson dans les collections muséales en éclairent les biais colonialistes et racistes. D’autres exemples, de moindre envergure, abondent.
Autant conceptuelle que performative, la critique institutionnelle prend pour matière le musée et ses fonctions, y compris l’enveloppe architecturale, suivant les écrits notoires de l’artiste Daniel Buren, théoricien incontournable de la chose. L’escalier triomphal du pavillon Michal et Renata Hornstein du MBAM qui encadre la conférence de presse donne d’ailleurs un prestige de circonstance à l’artiste. En chef d’orchestre qu’il est, Février emploie sciemment ce levier d’autorité pour « faire oeuvre » en vue de « partager le pouvoir » au service de l’autre.
Je me suis donné le pouvoir d’être directeur général de mon projet. Ça n’aurait jamais pu se produire autrement.
« Si je n’avais pas pris ce genre de posture, ces artistes-là n’auraient jamais été ici », poursuit celui qui vient d’être nommé finaliste de l’important prix Sobey pour les arts 2022, un honneur qu’il accueille avec surprise et dans lequel il voit un symbole : « Tous les artistes qui travaillent seuls depuis des années et qui essaient de se faire entendre ou de montrer leurs oeuvres doivent continuer à travailler et à croire en ce qu’ils font. Être déterminés et têtus. Dans mon cas, c’est ce qui s’est produit. Ça veut dire que j’ai eu raison de continuer à travailler fort et encore. C’est ce que je crois, je crois au travail. »
Les deux dernières années se sont effectivement avérées occupées [voir encadré] pour lui, une reconnaissance qui apporte son lot de stress, admet-il, mais sans le désorienter de ses buts. « Si c’est maintenant que les gens voient que j’existe et que mon travail est important, c’est tant mieux pour eux. Mais ça fait longtemps que j’écris, dis et fais la même chose », affirme l’artiste, convaincu que la période post-COVID sensibilise davantage à sa pratique. « On doit venir en aide, avoir plus d’écoute. »
Au pied de l’escalier
Le souci de l’autre et le désir d’entrer en relation et de changer les choses là où les injustices perpétuent les souffrances sont les moteurs prédominants de sa pratique. « Les gens pensent que je dénonce. Je ne dénonce pas, j’expose des réalités », corrige celui dont le franc-parler tranche pourtant avec la rectitude politique ambiante.
Il écorche au passage le MBAM avec sa collection des arts du Tout-Monde. « Ce sont des pratiques encore coloniales que de montrer les trophées, de montrer tout ce que l’on a acquis, d’exhiber les conquêtes. […] C’est une honte pour le Musée d’avoir ça tout en prônant le vivre-ensemble, tout en prônant la place de l’autre », affirme celui qui se méfie des étiquettes qui, tout en donnant du capital symbolique aux institutions les arborant, cantonnent les marginalisés à leur place. « Diversity is a white word », disent les mots de Tania Cañas sur un des sacs à vendre dans la boutique de produits dérivés intégrée avec ironie à la fin de l’exposition.
Celle-ci comprend le travail de 25 artistes habituellement exclus, « pas seulement racisés », mais dont les pratiques ne cadrent pas avec l’institution. Il donne l’exemple de Claudia Bernal et de José Dupuis, qui cumulent des années d’expérience qui ne correspondent pas aux catégories en place. Des regroupements thématiques — le deuil, la mémoire, le sacré, l’oubli… — orientent judicieusement la réception d’oeuvres certes fascinantes, mais qui peinent à respirer tant elles sont entassées.
Il s’agit du choix de Stanley Février et de sa proche complice, la commissaire invitée et muséologue Laura Delfino, qui, ainsi, au second degré, forcent le constat : comment ces oeuvres n’ont-elles pas été vues ici avant et pourquoi sont-elles reléguées au second plan, dans un espace latéral au pied du fameux escalier qui mène à l’exposition d’une figure internationale consacrée ? Conceptuelle, cette posture toute réfléchie exprime aussi un cri du coeur, un cri viscéral.
« Fanon disait : “Qu’est-ce qu’on apprend au nègre ? On lui apprend à se mettre dans un coin et à se taire.” Ils pensaient que j’étais ce type de nègre. Je ne le suis pas », dit Février, qui ajoute vouloir « mobiliser le milieu ».
C’est ce qu’il entend faire au cours de l’exposition en invitant des personnes de pouvoir, qu’il ne nomme pas encore, à discuter des « vraies choses », de celles, nécessaires, qui peuvent faire dissension. Il veut donner suite aux nombreuses négociations réalisées avec le Musée, ce long travail aux ramifications profondes et insoupçonnées. « Ils ont une responsabilité maintenant. Là, ils n’ont pas le choix d’agir », résume l’artiste, qui désire également que le public voie « d’autres réalités que celles qu’on lui a toujours montrées et demande autre chose qu’un art qui est là pour divertir ou montrer que tout est beau en se disant que ça va bien aller ».
Menm vye tintin [Même criss’ d’affaire]
Avec les aléas de la pandémie, les fruits du Prix en art actuel du Musée national des beaux-arts du Québec reçu en 2020 par Stanley Février ont finalement abouti au cours de la dernière année. L’institution des plaines d’Abraham présente jusqu’au 16 octobre l’exposition qui accompagne ce prix, dont un autre volet a pu être vu plus tôt cet hiver, au Musée d’art contemporain des Laurentides de Saint-Jérôme, partenaire pour l’occasion.Ensemble, les deux musées sont coéditeurs de la première monographie d’envergure produite sur le travail de cet artiste, dont les préoccupations pour la justice sociale, les corps stigmatisés et les rapports de pouvoir sont analysés dans les textes signés par Nuria Carton de Grammont, Bernard Lamarche et Stéphane Martelly. Tout juste sortie des presses de l’imprimeur, la publication, Menm vye tintin [Même criss’ d’affaire], sera disponible dans les librairies au cours de l’été.