«America. Entre rêves et réalités»: continuer à rêver, malgré la réalité

Edward Hopper, «Hotel by a Railroad», vers 1952
Photo: Hirshhorn Museum and Sculpture Garden, Smithsonian Institution, Washington, DC, don de la Joseph H. Hirshhorn Foundation, 1966 (66.2507) Edward Hopper, «Hotel by a Railroad», vers 1952

Il n’y a pas de leurre. Si l’exposition America. Entre rêves et réalités célèbre l’art des États-Unis et sa pléthore de créateurs, elle ne le fait pas béatement afin de parler de la grandeur d’un pays qui tend à se montrer conquérant et à tout s’approprier — y compris le nom d’un continent. Autrement dit, cet ensemble d’œuvres tiré de la collection du Hirshhorn Museum and Sculpture Garden, établissement de Washington, est traversé par un fil plutôt rouge, critique et nécessairement rabat-joie.

Comme l’exprime le titre de l’exposition exclusive au Musée national des beaux-arts du Québec (MNBAQ), il y a le rêve et il y a la réalité, ce à quoi on aspire et ce qui nous rattrape. Les œuvres qui ouvrent et ferment le parcours proposé par André Gilbert (du MNBAQ) et Katherine Markoski (du Hirshhorn) en sont l’emblème. La première, Flag (1960), bronze de Jasper Johns, révèle les aspérités d’un symbole en apparence lisse et rassembleur. Love Is the Message, The Message Is Death (2016), vidéo d’Arthur Jafa, résume en sept minutes et des poussières l’histoire d’une nation bâtie sur la haine et la violence. Malgré les Luther King et Obama, malgré les succès sportifs et musicaux… C’est avec des images contradictoires en tête, et avec les paroles à double sens d’une chanson de Kanye West (« c’est un rêve de Dieu »), que les visiteurs quittent le musée.

Célébrités comme méconnus se côtoient dans ce survol d’art made in USA. Les Pollock, Rothko et Warhol et leur autorité s’y trouvent, tout comme des figures contestataires, Ana Mendieta ou Cindy Sherman, par exemple. Avec sa centaine d’œuvres en tous genres et au rythme effréné d’un exemple par artiste, America. Entre rêves et réalités semble avoir transposé les salles permanentes du Hirshhorn à Québec. Katherine Markoski assure que non, que les œuvres n’avaient jamais été présentées dans ces combinaisons thématiques, sans ordre chronologique.

« L’expo offre un formidable reflet de la collection d’art américain du musée, dit la commissaire invitée du Hirshhorn. Nous avons voulu montrer le plus d’artistes possible, ajouter des voix à la discussion, plutôt que réunir cinq œuvres d’Anni Albers. Nous faisons quelque chose de différent avec les grandes idées qu’on entend tout le temps. »

La genèse du projet revient à André Gilbert et à… Stéphane Aquin. L’actuel directeur du Musée des beaux-arts de Montréal, qui a été le conservateur en chef du Hirshhorn jusqu’en 2020, signe un texte dans le catalogue de l’exposition. Son essai sur l’histoire du musée et sur son fondateur, Joseph Hirshhorn, a été rédigé pour une publication maison, là-bas. Le voilà traduit.

« Grandes idées »

L’exposition est ciselée en sept thèmes, des « grandes idées », comme dit Katherine Markoski : le paysage, la figure humaine, l’innovation technologique… C’est parfois confus — quelle différence entre « Le corps social » et « Pluralismes » ? —, c’est parfois tordu. « Migrations » réunit ceux qui sont arrivés d’ailleurs (Rothko, Noguchi, Jaar), comme ceux qui ont été inspirés par leurs voyages, tel un ChildeHassam qui transpose l’impressionnisme dans des scènes de la côte est. On a voulu déceler dans douze œuvres des problématiques qui ne s’y trouvent pas toujours. La sculpture anthropomorphe de Louise Bourgeois The Blind Leading the Blind [l’aveugle guidant l’aveugle] (1947-1949) parle certes de liberté d’expression, mais sans évoquer un contexte migratoire.

L’expo ne trompe pas cependant le visiteur et alterne entre les espoirs de liberté, de richesse, d’ouverture et les déceptions et les inégalités. Ça se durcit au fur et à mesure que se succèdent les salles. Ainsi, dans « Les paysages imaginés », le ton est davantage à la douce nostalgie — notamment avec les sites abandonnés dans l’Alabama photographiés par William Christenberry entre 1967 et 1977. Cinq sections plus loin, dans « Pluralismes », l’humour noir des Guerrilla Girls s’attaque à la misogynie dans l’art et les couleurs vives de Vaughn Spann dénoncent le profilage racial.

S’il faut saluer l’audace de l’éclectisme de ce survol sur plus d’un siècle de création, il y a lieu de regretter son abondance. Reflet ou pas du American dream, non seulement ce type de présentation repose sur la consommation rapide, mais il entretient aussi l’idée que c’est le chef-d’œuvre, ou l’excellence, qui compte. N’est-ce pas cette course vers le haut qui divise, qui marginalise, qui corrompt ?

Dans ce méli-mélo de styles et de visions, il y a tout de même de belles surprises. Dans la première salle, sorte de résumé introductif à l’exposition, un diptyque du pape du pop art (Warhol) est accompagné de Portrait of Andy Warhol (1982), huile de Julian Schnabel, où l’artiste apparaît fragile, tenu à un statut précaire. Le meilleur survient dans « Le corps social ». En quatre tableaux figuratifs (signés Bob Thompson, Larry Rivers, Charles White, Alice Neel), les commissaires donnent voix à la résistance. Cela ouvre des brèches à l’époque de la modernité mâle, blanche, hétéro, qui a imposé, avec l’abstraction comme modèle, un discours esthétique et formaliste peu inclusif.

« La notion du rêve américain a changé plus d’une fois. Quand elle a été popularisée, dans les années trente, elle évoquait des idéaux d’égalité et de justice. Après la guerre, le rêve a pris une connotation de réussite économique », dit Katherine Markoski, qui ressent désormais le retour d’un projet collectif, moins individualiste. Les États-Unis font-ils encore rêver ? Oui, croit celle pour qui rêver est sain. « Pour plusieurs, le rôle de l’art est de donner forme à ce qui est impossible. Les œuvres sont des guides pour faire de l’impossible quelque chose de possible. »

Notre journaliste était l’invité du MNBAQ.

Sur le radar

Lancé en 2021 comme un « buzz festif post-pandémie », l’événement Galerie Weekend Montréal revient du 16 au 19 juin avec ses quatre jours d’expositions et de rencontres d’artistes. Vingt galeries (dont une de Québec) ouvrent même leurs portes, fait rare, un dimanche. Cinq adresses parmi celles qui sont au programme dès jeudi.

Duran Mashaal,
1300, rue Sherbrooke Ouest

 

Dirty Laundry de Shawn Huckins, peintre qui s’approprie et réinterprète à la sauce contemporaine des tableaux célèbres. L’historienne de l’art Isabelle Masse commente.

Ellephant,
1201, rue Saint-Dominique

 

Tableaux à base de données d’Adam Basanta. L’artiste, qui continue sa pixélisation de tableaux qu’il télécharge des sites de grands musées, parlera de sa démarche.

Art Mûr,
5826, rue Saint-Hubert

 

Finissage de la Biennale d’art contemporain autochtone. Les artistes Alexis Gros-Louis et Terry Randy Awashish en parlent et Mi’gmafrica, collectif musical afro-autochtone, performe.

Galerie Nicolas Robert,
10, rue King

 

Devant les tours de Pierre Julien. Explorez les vibrations chromatiques en présence de celui qui s’affirme parmi les nouveaux ténors de l’abstraction picturale.

Blouin Division,
2020, rue William

 

L’expérimenté sculpteur et assembleur de matériaux Serge Murphy se fera le guide de sa propre exposition.

America. Entre rêves et réalités 

Au Musée national des beaux-arts du Québec, jusqu’au 5 septembre



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