«In Loveliness of Perfect Deeds»: Chloe Wise, une millénariale en ville

Chloe Wise n’a pas mis les pieds dans la ville qui l’a vue naître en 1990 depuis plus de cinq ans. Et il aura suffi d’une story Instagram pour que l’enfant prodigue, qui maîtrise l’art des réseaux sociaux comme peu savent le faire, annonce officiellement son passage dans la métropole. « La dernière fois que j’étais là, pour mon exposition Cats not fighting is a horrible sound as well, Trump venait de remporter l’élection présidentielle américaine, dit-elle d’emblée. Tout le monde était déprimé, fâché et choqué. »
La millénariale que les galeristes se disputent des deux côtés de l’Atlantique est ici cette fois pour présenter In Loveliness of Perfect Deeds à la galerie Blouin Division. Installée à New York depuis la fin de ses études en beaux-arts à Concordia en 2013, Chloe Wise connaît un succès fulgurant, quasi exponentiel. Plus tôt cette année, l’une de ses toiles a même été montrée au prestigieux LACMA de Los Angeles. En 2014, sa collection de Bread Bags, entre autres le Bagel No. 5 en référence à Chanel, lui avait par ailleurs permis de pénétrer dans l’univers hermétique de la mode, ce qui avait propulsé sa carrière artistique à l’étranger.
À son retour à Montréal, les États-Unis sont tout aussi ébranlés qu’à l’automne 2016. L’accès à l’avortement est aujourd’hui menacé par la Cour suprême. « Les corps féminins, trans et ceux des minorités sont exposés à l’idéologie des hommes au pouvoir, et la question de l’avortement est une bataille qui dure depuis longtemps. Ce n’est pas le sujet spécifique de mon travail, mais nous sommes forcément tous concernés », explique celle à qui rien n’échappe.
Si des corps libres dans leur posture et leur expression se dispersent dans son œuvre hyperréaliste, Chloe Wise souligne cependant qu’il ne s’agit pas d’une mise en opposition avec l’actualité, mais plutôt d’une simultanéité, d’une dualité. « Malgré la période difficile, nous choisissons notre bataille quelque part entre le public et l’intime, la société et l’individu. » Ni politiques ni militantes, ses créations représentent des personnes, le plus souvent ses amis, et des banalités à un instant précis, « tout en conscience et en désinvolture », pour mieux remettre en question et négocier le monde qui l’entoure.
Regards croisés
D’ordinaire inspirée par des femmes et des personnes non binaires, Chloe Wise se tient aux antipodes du voyeurisme. « Je ne les représente que si j’ai leur consentement. Elles ne sont pas mes sujets, mais sont mes égales avec leur autonomie et leur identité. » Les portraits de proches apparaissent dans In Loveliness of Perfect Deeds à la façon d’un yearbook et donnent l’impression qu’on marche dans une rue bondée. « Nous voyons tout le monde et personne en même temps. J’aime l’effet que le groupe procure, le rapport entre soi et l’autre », poursuit-elle.
Parce que sa peinture n’est pas un acte longuement réfléchi, mais bien une « pulsion naturelle », les portraits faits par Chloe Wise, et en particulier ceux de l’exposition, débordent d’énergie et de promptitude, de sensibilité et d’instinct. « J’adore l’approximation et l’immédiateté, et les erreurs en font partie. Lorsqu’elles restent, cela montre l’individualité de la main humaine qui a tenu le pinceau, confie-t-elle. Mes tableaux ne cherchent pas à cacher la manière dont ils ont été faits, leurs matériaux. »
In Loveliness of Perfect Deeds est aussi une invitation à la réinterprétation de ce qui façonne la vie en société. « J’ai beaucoup pensé au sourire en tant que platitude à double sens », relate Chloe Wise. Pour elle, les interactions, dont le sourire fait partie, sont en effet un code de conduite auquel on adhère implicitement et qu’elle a choisi d’éclater par la répétition, jusqu’à en devenir « un signifiant vide de sens ». Son installation conçue avec 120 paillassons, et qui prend la forme d’un salon enfoncé, fonctionne également selon ce schéma. « C’est un bienvenue qui veut absolument tout dire, sauf bienvenue. »
La sérialité des visages et des paillassons convie donc le spectateur dans un endroit perçu, à tort, comme confortable et relaxant. « Toutes ces choses que l’on pense normales sont en réalité là pour contourner l’abjection, le chaos et l’altérité. Nous ne remettons presque jamais en question ce système », regrette l’artiste, qui s’amuse par conséquent à déstabiliser l’ordre établi grâce à une réputation sarcastique, que ses quelques centaines de milliers d’abonnés Instagram lui connaissent.
Persona et fil d’actualité
« Les réseaux sociaux ? Je ne sais pas de quoi vous parlez ! » répond une Chloe Wise plus ironique que jamais quand vient le temps d’évoquer sa présence en ligne. Cette question inévitable et récurrente impatiente l’artiste. « Plus on répète une platitude, plus elle perd son sens. C’est la quintessence des réseaux sociaux, fait-elle remarquer. Je publie des photos de mes chats et de mes tableaux, et puis je me déconnecte. À force d’utiliser les réseaux sociaux, nous les avons, à leur tour, détournés de leur sens initial. »
Que certains pensent que son œuvre s’inscrit dans une esthétique imaginée pour les réseaux sociaux, cela montre à quel point ceux-ci sont devenus la norme, estime-t-elle. « Cela en dit beaucoup sur notre compréhension des technologies. Le fait que mes portraits soient lus de cette façon n’a rien à voir avec un choix artistique. Cela appartient au visiteur », confie Chloe Wise, qui croit que le recadrage est le langage de la peinture propre à 2022.
Son bon usage des couleurs complémentaires, « une pratique pourtant simple et indéniablement le point fort des millénariaux », pourrait aussi expliquer l’aspect « réseau social » du travail de Chloe Wise. « C’est ennuyeux à quel point mes tableaux sont traditionnels ! Il n’y a pas d’illusion, pas d’algorithme… » souligne enfin l’artiste, avec autodérision.
Le vernissage de l’exposition In Loveliness of Perfect Deeds de Chloe Wise aura lieu le 28 mai à la galerie Blouin Division.