«The Illusion of a Crowd»: l’effrayante logique des masses

Les foules peuvent à la fois incarner les plus positives et les plus négatives des forces. Le premier artiste à avoir traité de ce sujet est certainement Eugène Delacroix dans son célèbre tableau La liberté guidant le peuple. Cette représentation de la révolution de 1830 montrait comment la foule peut être inspirée par des idéaux supérieurs, mais aussi comment celle-ci, déchaînée, pouvait aller jusqu’à dépouiller, même de leurs vêtements, des cadavres…
Ces jours-ci, à Vox, centre de l’image contemporaine, l’artiste allemand Clemens von Wedemeyer traite de la psychologie des foules et des modèles numériques qui ont été inventés pour les représenter et tenter de les contrôler. Le visiteur ressortira de l’expo The Illusion of a Crowd avec le sentiment que nous vivons dans un monde d’illusions où nous voulons croire que la technologie nous permet de mieux comprendre et gérer les volontés sociopolitiques des citoyens.
Parfois, la netteté des images numériques présentées s’y dévoile comme un désir de croire que nous avons une prise sur le réel, qu’il est clairement circonscrit par notre œil et notre esprit. Récemment, des manifestations à Washington ou à Ottawa ont bien montré les limites des modèles établis par la police et les gouvernements. Mais quel modèle utiliser pour comprendre la mécanique des foules ? L’enjeu ne réside-t-il pas plus dans la capacité de nos gouvernements à créer un sentiment de justice sociale et de vivre-ensemble plus équitable ?
À ces images numériques cristallines, von Wedemeyer oppose parfois des images floues, pixélisées, presque illisibles, comme dans cette vidéo montrant des foules dans les années 1920, années décisives dans l’histoire de l’Occident… Nous n’aurions rien compris, n’aurions tiré aucune leçon de la montée des extrémismes dans la première moitié du XXe siècle. Voilà ce que semble nous dire cette œuvre…
Clemens von Wedemeyer a accepté de répondre à nos questions.
Dans votre vidéo Mass (1998), vous utilisez des images de foules des années 1920 et le texte de présentation de l’expo traite des idées sur la psychologie des masses d’Elias Canetti, un auteur qui a vu une population déchaînée incendier le palais de justice de Vienne en 1927… Peut-on dresser un parallèle entre les foules de cette époque et celles de nos jours ?
Mon idée était d’actualiser Canetti et d’enquêter sur les différences de comportement de la foule depuis cette époque. Je considère Masse et puissance (1960) comme l’un des ouvrages permettant de mieux comprendre le fascisme historique. Même si nous devons lire Canetti d’un œil critique, je pense toujours que nous pouvons apprendre bien des choses de ses analyses. Lors des événements du 6 janvier 2021, j’ai pensé que la tentative d’occupation du Capitole était surtout un événement créé pour les médias sociaux. Cet événement a permis de produire des selfies, des photos de violence contre des politiciens — et j’en passe — qui incarnaient une lutte d’images — et donc de pouvoir — plus qu’un véritable événement de masse pour déclencher une révolution… Mais la ligne est assez mince. Nous voyons avec ces événements comment les médias sociaux sont utilisés afin de générer des actions.
Canetti parlait aussi des comportements des foules lors d’épidémies. Votre démarche artistique aurait-elle pu aussi inclure les manifestations contre les mesures sanitaires ?
Je suis plus intéressé par la manière dont les algorithmes et les applications ont été développés pour faire face à la pandémie — en suivant par exemple les contacts entre individus —, par la façon dont les modèles et les simulations de comportement prédictif ont été introduits dans le quotidien, la façon dont les gouvernements se sont engagés afin d’empêcher les gens de se rassembler en foule, parce que le virus aller s’y propager plus facilement. Mais, en même temps, la pandémie a donné un coup de pouce gigantesque à l’ensemble de l’économie numérique, tandis que l’espace public classique devenait vacant.
C’est étonnant de voir à quel point le comportement dans la société s’est adapté et a soudainement semblé tout à fait différent. Les manifestations contre les mesures sanitaires en Allemagne ont révélé une alliance étrange et même effrayante entre des gens d’extrême droite et de gauche, comme ce fut le cas avec le Querfront. [Des journalistes allemands parlent de nos jours d’un nouveau danger pour la démocratie en se référant au « Querfront », terme utilisé en Allemagne pour désigner une « alliance » d’intérêt entre les groupes d’extrême droite et ceux d’extrême gauche contre la république de Weimar dans les années 1920 et 1930].
Dans plusieurs de vos œuvres, dont Emergency Drill Revisited (2020), le spectateur sentira un parallèle entre, d’une part, les modèles informatiques pour gérer les foules par les gouvernements et, d’autre part, les superproductions cinématographiques et même les jeux vidéo. Comment expliquez-vous cette inquiétante similitude ?
Dans les jeux vidéo et la postproduction, les CGI [computer generated imagery] des blockbusters, les algorithmes et l’intelligence artificielle sont utilisés pour déplacer des « agents numériques ». Et des algorithmes similaires sont employés par les urbanistes pour prédire les mouvements de personnes dans des stades ou des espaces publics. Mais il faut aussi admettre que chaque individu a une certaine idée personnelle de la façon de se comporter en temps de catastrophe, et cette idée alimente à la fois les œuvres de fiction au cinéma, les jeux vidéo et les exercices d’urgence. Tout le monde joue soudainement un certain rôle.
Votre œuvre semble représenter le pouvoir comme un désir de contrôler ou de surveiller des foules et des individus plutôt que comme une volonté de répondre aux besoins de la population…
Ce n’est pas une contradiction, les besoins d’une population s’accompagnent d’un (auto) contrôle. Nous construisons tous ensemble un système social dont les gouvernements font partie. Nous ne sommes donc pas les victimes du pouvoir. Par ailleurs, pour répondre aux besoins d’une population, il faut un maximum de suivi, de statistiques… Et on voit que les gens ne sont pas vraiment réfractaires à l’idée de dévoiler leurs données personnelles et qu’ils n’ont que peu de problèmes avec les systèmes de surveillance. Il me semble donc que la population a développé un désir de devenir prévisible, d’être transparente dans ses actions, afin de profiter du confort que les entreprises et les gouvernements lui proposent afin de naviguer dans la société actuelle. Néanmoins, je souhaite développer une deuxième partie à mon installation vidéo Transformation Scenario (2018), afin d’étudier des modes de résistance à ce modèle dominant.