«Les illusions sont réelles»: à l’abri de nos propres mensonges?

Michel De Broin, «Monochrome bleu», 2003
Photo: Idra Labrie Michel De Broin, «Monochrome bleu», 2003

En nous rendant le week-end dernier à Québec afin d’assister à l’ouverture de la 10e édition de Manif d’art, alors que se déroulaient des manifestations contre la « dictature » sanitaire, nous avons eu le sentiment que le monde était tombé cul par-dessus tête. Pour voir le réel en face, on a souvent tenté de débusquer les idéologies politiques qui s’infiltrent partout, journalistes, scientifiques et intellectuels appelés à jouer un rôle de contre-pouvoir.

De nos jours, la volonté de dessillement se poursuit, mais, comme dans les années 1920 et 1930, elle est souvent « resémantisée » en désinformation et en récits boiteux auxquels on veut croire coûte que coûte. On est prêt à se mentir, à repeindre le monde en noir et blanc s’il le faut afin de trouver des solutions simplistes à des problèmes complexes et des boucs émissaires tout désignés. Le hasard faisant parfois bien les choses, cette Manif d’art interpelle cette situation inquiétante alors que, dans les rues de Québec et d’Ottawa, viennent juste de s’éteindre les vociférations réclamant de mettre à bas tous les masques.

Le thème de cette année, Les illusions sont réelles, est effectivement d’une grande actualité. Le texte de présentation fait aussi un lien avec le « réalisme magique » qui, en littérature, a eu ses défenseurs. Parfois qualifié de « confus », ce mouvement a eu un impact très relatif dans le domaine des arts visuels. Même si cette expression fut utilisée lors d’une expo au MoMA en 1943, elle aurait ici mérité des explications supplémentaires afin de montrer comment elle incarne un intelligent outil de contestation. Mais cela sera peut-être mieux développé dans le catalogue qui est à venir…

Dans le volet central de cet événement, présenté au Musée national des beaux-arts du Québec (MNBAQ), le visiteur trouvera beaucoup d’œuvres portant simplement sur le trompe-l’œil, tant en photo qu’en peinture ou en image numérique. C’est un peu redondant et peu innovateur intellectuellement. Depuis les oiseaux de Zeuxis, l’histoire de l’art, et même de la philosophie, est hantée par ces récits d’images trompeuses « plus vraies que vraies ». Nous pourrions même dire que c’est le talon d’Achille de l’art. Si l’art se résumait à ce banal émerveillement devant des apparences trompeuses, nous pourrions dire qu’il échouerait à sa mission de créer des œuvres riches et complexes en s’appauvrissant dans des effets ludiques un peu simplistes, dignes des stéréogrammes.

Heureusement, dans cet événement au MNBAQ, on trouvera des pièces bien plus complexes esthétiquement et intellectuellement. Parmi celles-ci, il faut absolument voir la vidéo Murmur (2015) de Gabriel Lester, réalisée en collaboration avec Teatr.doc de Moscou, troupe qui, en Russie, parle de sujets tabous comme l’homosexualité ou les prisonniers politiques. Lester met en scène une performance dans un musée, celle d’un groupe de musiciens cachés en partie derrière un mur, ce qui leur permet de discuter malgré tout entre eux.

Au-delà de l’œuvre musicale dont se délecte un public bourgeois, il y a une conversation autour des conditions de vie des artistes, de leur rapport à la société, au pouvoir, aux honneurs… Ces musiciens y expliquent que l’art est souvent trahi par les artistes, par opportunismes politique ou social, préservant ainsi leur confort et le système. Une œuvre remarquable. Un constat qui ne vaut pas que pour la Russie, où l’art est encore sous l’empreinte de la censure. L’art contemporain est souvent l’instrument trompeur d’un système économique spéculatif.

La vidéo Wearing Gillian (2018), de l’artiste Gillian Wearing, ressemble à des poupées russes exhibant comment nos identités sont toujours de l’ordre de l’invention de soi et non simplement — ce qui va à l’encontre du discours dominant à ce sujet — de l’acceptation d’une réalité psychologique intérieure réprimée par les valeurs sociales.

Plus loin, la section qui fait des liens avec des questions écologiques semblera elle aussi très pertinente. Le visiteur y notera en particulier Monochrome bleu (2003) de Michel De Broin, œuvre qui prend ici une ampleur remarquable. On y voit un bain à remous conçu dans un vrai conteneur à déchets. L’œuvre nous signale avec intensité comment notre confort actuel s’est bâti sur notre capacité à nous mentir quant à l’effrayante empreinte écologique que nous, citoyens occidentaux, laisserons sur la planète…

Nous ne sommes vraiment pas à l’abri de nos propres mensonges, collectifs ou individuels.

Notre reporter a séjourné à Québec à l’invitation de Manif d’Art — La biennale de Québec.

Les illusions sont réelles

Commissaire : Steven Matijcio. Au Musée national des beaux-arts du Québec, à Québec, jusqu’au 24 avril.

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