«Regards situés»: en symbiose avec le paysage

Charlotte Guirestante Ghomeshi, «You Are Not Aware of Darkness When You're Asleep», 2019
Photo: Guy L'Heureux Charlotte Guirestante Ghomeshi, «You Are Not Aware of Darkness When You're Asleep», 2019

Simples rêveurs, les artistes ? Chassez cette image de votre esprit, car il y en a qui sont très pragmatiques, et même plus que la plupart d’entre nous. L’exposition Regards situés, à Skol, rassemble en tout cas cinq têtes qui ont les pieds bien sur terre.

Depuis l’automne, le diffuseur de l’édifice Belgo, au centre-ville de Montréal, prône « un retour sur Terre ». Inaugurée en janvier, la troisième des cinq expositions programmées sous cet intitulé appelle à ne plus regarder la nature par la lunette romantique et son monde idéaliste, ni par la loupe de la recherche et sa distance objective. Il faut « un retour au concret », dit-on du côté de Skol.

« L’idée derrière le thème “retour sur Terre”, c’est de prendre notre place. On a une certaine place sur Terre, pas toute la place », précise Stéphanie Chabot. La directrice du centre d’artistes insiste sur le fait que ce « retour » ne signifie pas de revenir à la normalité dont on parle souvent en temps de pandémie.

L’énoncé de la programmation 2021-2022 le résume ainsi : « Il ne s’agit pas de retourner à la Terre telle qu’on l’imagine ou qu’on la consomme, mais de retrouver notre habitat dédié, sa surface concrète, empreinte de ressources et de beauté, mais aussi de toutes nos improbables interactions. »

Ces improbables interactions surviennent, dans l’exposition de janvier, à travers le regard. C’est une question d’attitude, que défendait aussi à l’automne Momenta, la biennale de l’image. Pour espérer sauver la planète, il faut avant tout la comprendre et y vivre à une échelle locale, et non dans sa globalité, comme un tout. « Les artistes, dit Stéphanie Chabot, contournent la vision globale du monde. Ils abordent la nature ou le vivant d’une manière qui sort de la dichotomie habituelle, [entre approches] scientifique et romantique. »

Photo: Guy L'Heureux Julie Roch-Cuerrier, «Corespiration (Œillets)», 2020

Pulvériser les atlas

Chez les cinq artistes de Regards situés, tous relativement jeunes (la quinzaine d’années de pratique au maximum), il est question d’intimité, d’expériences d’un paysage en solitaire, mais aussi de gestes critiques, voire destructeurs.

Les pieds sur terre, les yeux vers le sol, Karine Locatelli dessine à l’encre noire non pas des paysages à perte de vue, mais une nature riche en détails et en textures. De format vertical, l’œuvre Une idée de la mer et de la forêt s’étend du mur jusque sur le sol. Ici, pas de ligne d’horizon, plutôt un espace touché par l’artiste, piétiné, habité de son corps.

« L’idée » de la nature, chez Charlotte Guirestante Ghomeshi, passe par un triptyque photographique qui fusionne corps et nature, alors que chez Julie Roch-Cuerrier, ça s’exprime par une remise en question de l’autorité scientifique. Dans trois tableaux de nature abstraite, elle pulvérise une illustre référence, un atlas. Les pigments de la série Atlas Paintings proviennent de cette destruction. Cette représentation de la nature, davantage conceptuelle que littérale, rappelle, par son rendu monochrome, l’interprétation très personnelle que Fernand Leduc faisait de la lumière naturelle — ses huiles Ciels d’hiver à Chapala (2008).

L’œuvre phare de l’expo, par son ampleur et sa dimension temporelle, est issue d’une expérience de la voûte céleste à inscrire également dans la lignée de Leduc. La mosaïque Observer le ciel, soit vingt-quatre dessins circulaires de Francys Chénier, découle d’un programme suivi méthodiquement, comme un protocole scientifique.

Chaque jour, pendant une heure, jamais la même, l’artiste s’allongeait sur le dos en plein air et reproduisait à l’atelier ce qu’il avait contemplé. Le résultat, abstrait et entièrement subjectif, pour ne pas dire imprégné de l’expérience physique, n’est pas la traduction d’une simple observation détachée. La méditation, les sensations, l’affect se valent autant que la perception mentale.

Enfin, de Pamela Breda, Landscape Becoming Landscape semble la somme de toutes les autres œuvres. Dans cette vidéo qui envahit la salle d’exposition et déborde même de ses murs — dès le corridor du Belgo menant à Skol, on entend l’enregistrement d’un chant d’oiseau —, l’artiste, née en Italie et résidente de Londres et de New York, marche dans la nature, l’observe, en prend soin et y laisse un peu du sien.

À l’instar de Julie Roch-Cuerrier, elle s’attaque à la représentation consacrée en arrachant les pages d’un livre reproduisant des paysages idylliques, pages qu’elle pose soigneusement par la suite en pleine nature. C’est un geste réparateur, symbolique, certes, mais exemplaire de cet effort individuel que nous avons tous à faire pour « retourner sur Terre ».

Regards situés 

Au centre des arts actuels Skol, 372, rue Sainte-Catherine Ouest, jusqu’au 19 février

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