Colonisation des esprits, stéréotypes racistes et autres travers exposés

Un groupe de Congolais sur le vapeur «Afri[k]aan» de la maison hollandaise. «Rapatriement de Massala et quelques boys». Belgique, août 1885.
Photo: Adolphe Henri Albert de Macar. Coll. RMCA, AP.0.0.16788; RMCA Tervuren Un groupe de Congolais sur le vapeur «Afri[k]aan» de la maison hollandaise. «Rapatriement de Massala et quelques boys». Belgique, août 1885.

En mille huit cent nonante-sept, il y aura 125 ans prochainement, l’Exposition universelle de Bruxelles proposait, dans sa banlieue cossue de Tervuren, un zoo humain où 267 Congolais, hommes, femmes et enfants, étaient exhibés dans un village de pacotille comme des bêtes semi-sauvages.

Des centaines de milliers de badauds, sûrs de leur supériorité raciale, progressiste et civilisationnelle, sont alors venus se divertir de ce trafic de chair humaine fait pour ridiculiser les peuplades réputées inférieures, arriérées et cannibales.

 

L’expo internationale servait à stimuler l’intérêt de la population de la métropole belge pour les territoires d’outre-mer, dont le Congo, propriété personnelle du roi Léopold II, exploitée comme un immense camp de travail. Le Palais des colonies, exhibant êtres et choses des marges de l’empire, fut d’ailleurs construit avec les énormes profits tirés de l’exploitation du caoutchouc.

Une admirable ligne de tramway datant aussi de l’expo de 1897 rejoint encore le site enchanteur en traversant une coquette forêt urbaine et le quartier des ambassades.

Le palais a ensuite été muté en Musée royal du Congo belge (1910), puis en Musée de l’Afrique centrale (1952) et, récemment, en AfricaMuseum (2018).

L’exposition, inaugurée en novembre, intitulée Zoos humains. Au temps des exhibitions coloniales, documente le phénomène des exploitations anthropozoologiques tout en interrogeant et en critiquant ce passé institutionnel. L’AfricaMuseum pratique ainsi l’autocritique muséologique.

« Pendant l’exposition de nonante-sept, il y avait trois villages congolais installés dans le parc du Palais, explique l’historien et anthropologue Maarten Couttenier, rattaché au service Histoire et politique de l’AfricaMuseum, cocommissaire de Zoos humains. Lui-même connaît d’autant mieux ces racines racistes de l’établissement qu’il a consacré sa thèse de doctorat à l’histoire de l’anthropologie belge en partie concentrée dans son musée.

« Sept Congolais sont morts pendant l’exposition universelle, poursuit-il en lançant la visite organisée pour Le Devoir. C’est donc important d’exposer ce travail sur les zoos humains ici, sur la scène du crime… »

Pendant l’expo de nonante-sept, il y avait trois villages congolais installés dans le parc
du Palais. Sept Congolais sont morts pendant l’exposition universelle.

 

Honteuse pratique

Les musées, qui ont longtemps servi de caution au pouvoir hégémonique des Occidentaux, permettent de comprendre et d’expliquer la diversité comme la complexité de cette honteuse pratique. M. Couttenier a organisé une expo sur le même thème en 2009 dans un musée de Gand, en Belgique. Le cocommissaire de Zoos Humains, Mathieu Zana Etambala, lui aussi de l’AfricaMuseum, travaille sur le sujet depuis des décennies. Le troisième responsable, Pascal Blanchard, a dirigé une première version présentée il y a une dizaine d’années au Musée du quai Branly, à Paris, puis en tournée en Europe depuis, chaque fois avec des ajouts et des adaptations.

Le nom des lieux ayant organisé des zoos humains occupe un mur complet à l’entrée de l’AfricaMuseum. Au total, des dizaines et des dizaines de villes d’Europe et des États-Unis ont attiré au bas mot 1,5 milliard de visiteurs venus voir et avilir des milliers de personnes exposées comme des bêtes. Les aborigènes, les Pygmées, les Peaux-Rouges et bien d’autres ont servi d’attraction à Paris (1889), Chicago (1893), Lyon (1894), Genève (1896), Berlin (1899) et même à Osaka (1903). Sauf erreur, aucune ville canadienne n’y figure, mais des Inuits canadiens ont été exhibés en Europe au XIXe siècle.

À cette époque — en gros pendant un siècle, la première exposition belge remontant à 1885, la dernière à 1958 —, on parlait de « villages indigènes » ou d’« expositions d’ethnographie coloniale ». L’expression « zoo humain » est née au début du XXIe siècle dans les cercles savants. Elle renforce et concentre en critique l’idée centrale de ce dispositif fait pour animaliser l’autre, déshumaniser le colonisé et bien sûr l’exploiter à qui mieux mieux.

Esclavagisme et Rembrandt

 

La logique raciste et déshumanisante a justifié la traite négrière pendant des siècles. Les musées font des efforts depuis quelques années pour assumer cette part d’ombre des sociétés occidentales, mais aussi au sein même de leurs établissements et de leurs collections. Des recherches ont récemment déterré des liens entre l’esclavagisme et Hans Sloane, dont les trésors accumulés ont servi de base au British Museum.

Le Rijksmuseum d’Amsterdam s’y met aussi. L’établissement poursuit en ligne son exposition sur l’esclavage à partir d’œuvres et d’objets, mais aussi de récits de vies d’esclaves, de propriétaires d’esclaves ou de gens ayant profité du commerce triangulaire. Des notices permettent d’éclairer les rapports à l’esclavagisme de quelque 80 œuvres de la collection permanente, certaines majeures.

Un des récits rappelle l’épouvantable destin de Wally, esclave de la plantation de Palmeneribo, au Suriname, brûlé vif pour avoir participé à une révolte en 1707. La vie et la mort de ce Spartacus noir sont racontées par Remy Bonjasky, champion du monde de kickboxing néerlandais d’origine surinamaise.

Une autre présentation en ligne rappelle l’enrichissement par la traite des esclaves à partir de portraits d’Oopjen Coppit et de son mari Maerten Soolmans. Le diptyque a été peint par Rembrandt à l’occasion de leurs noces en 1634 et acquis il y a quelques années. La capsule raconte que le premier mari de Mme Coppit possédait la plus grande raffinerie de sucre d’Amsterdam.

La matière première venait des terres sucrières et esclavagistes du Nouveau Monde. On apprend aussi que Maerten Daey, second mari d’Oopjen Coppit, a violé une esclave nommée Francisca pendant son service militaire au Brésil. « Nous nous intéressons aux façons de raconter l’histoire des Pays-Bas, dit en entrevue au Devoir Valika Smeulders, à la tête du Département d’histoire du Rijksmuseum. Le récit colonial n’a pas obtenu beaucoup d’attention dans le passé dans notre musée et nous tentons de corriger cette lacune. »

Le cœur de la collection du mastodonte muséal date du XVIIe siècle, âge d’or de la peinture néerlandaise. Ces années ont assuré la prospérité des Provinces-Unies par le commerce des épices, du sucre, du tabac, mais aussi des êtres humains.

On estime que les Néerlandais ont réduit en esclavage 600 000 Africains exploités dans sept colonies des Caraïbes, du Brésil, en Asie et en Afrique du Sud.

Les musées du pays ont commencé à s’intéresser à cette « face sombre du Siècle d’or » au début du millénaire pour célébrer le 150e anniversaire de l’abolition du commerce triangulaire. Au début de 2022, le Tropenmuseum inaugurera une grande exposition permanente baptisée De erfenis (L’héritage) sur ce passé colonial et esclavagiste. Le Rijksmuseum lancera en février une exposition sur la colonisation indonésienne.

Mme Smeulders ajoute que cette décolonisation du regard complète d’autres corrections (féministes, écologistes, etc.) voulant élargir la perspective jusqu’ici concentrée sur quelques happy few, en gros, le plus souvent des hommes blancs.

La mutation muséale passe aussi par la diversité des muséologues. Pour l’expo sur l’esclavagisme, le musée d’Amsterdam a travaillé avec une équipe mixte de l’intérieur et de l’extérieur de l’établissement pour enrichir les points de vue sur le terrible sujet. Un documentaire réalisé par Ida Does sur cette expérience a capté le processus de conception.

Des siècles de conquête et d’avilissement

L’actualité a fait bouger des choses. Il y a évidemment du Black Lives Matter dans cet effort. Et du wokisme aussi ?

« Aux Pays-Bas, le mot “woke” n’est pas souvent utilisé, répond la chef du Département d’histoire. Par contre, le mouvement Black Lives Matter est devenu international et il est important aux Pays-Bas aussi. Beaucoup de musées cherchent donc des manières de connecter avec un public plus large et diversifié en présentant différents points de vue sur le monde et sur l’histoire du monde. »

L’imaginaire colonial réifiant les peuples conquis s’appuie sur des siècles de conquête et d’avilissement. L’introduction de l’exposition sur les zoos humains rappelle le cas précurseur de Saartjie Baartman (1788-1815), femme khoïsan exhibée en Europe comme spécimen d’une « race inférieure » déformée et exotique.

La sexualisation des femmes des colonies, représentées et exposées nues, s’est ensuite poursuivie pendant des décennies alors qu’en Occident régnait un strict puritanisme.

« On montrait des nains et des géants, à l’époque, rappelle le muséologue Maarten Couttenier. Le public venait voir le spectacle d’anormaux. Mais d’un côté, il y avait les freak shows, et de l’autre, les ethnic shows. Ceux-là montraient des races dites primitives, armées, sauvages, cannibales, tout ce que nous, les bourgeois blancs, chrétiens, masculins, civilisés ne sommes pas. L’autre devenait alors un miroir négatif. »

La notion de race (en fait la racialisation) sert de liant idéologique à ces pratiques. La hiérarchisation de l’humanité a occupé des facultés universitaires entières et rempli des bibliothèques. L’exposition dévoile les rapports entre ces recherches de pointe des élites académiques et la diffusion des thèses racistes par la vulgate des zoos humains, dans un rapport quasi symbiotique entre le scientifique et le populaire.

On montrait des nains et des géants, à l’époque. Le public venait voir le spectacle d’anormaux. Mais d’un côté, il y avait les freak shows, et de l’autre, les ethnic shows.

D’où ces vitrines où l’on voit les docteurs en sarrau mesurer les crânes des colonisés, classifier la couleur de leur peau, exactement comme les savants nazis le feront avec les populations européennes pour tenter de scientifiser leurs sordides et assassines élucubrations théoriques.

La richesse des quelque 500 documents et artefacts de collections publiques et privées déployés à l’AfricaMuseum de Bruxelles pour décortiquer cette weltanschauung aliénante suscite autant d’effroi et de sidération. Le travail permet d’étaler une implacable machine de propagande discriminatoire relayée par une multitude de supports : les affiches, les livres, la photographie, le cinéma, la gravure ou la sculpture.

La sélection des bustes de l’artiste Arsène Matton (1911) impressionne particulièrement. Comme la critique des zoos s’étendait, cet artiste a eu commande de se déplacer au Congo pour y réaliser des moulages sur des « Congolais vivants », dans des conditions très pénibles, supposément pour montrer la diversité des races dans la colonie. Les bustes ont été en montre au Musée du Congo belge jusque dans les années 1950.

« Matton était professeur à l’académie, à Bruxelles, explique M. Couttenier. À son retour des étudiants ont quitté son cours pour protester contre son travail. » Comme quoi les zoos humains avaient beau attirer des masses, cette pratique raciste suscitait dès le départ, dès « nonante-sept » et après, des réactions critiques maintenant au cœur des démarches muséales…

Ce reportage a été en partie financé grâce au soutien du Fonds de journalisme international Transat-Le Devoir.

 

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