Stanley Février expose des iniquités systémiques

En juillet 2018, l’artiste Stanley Février déposa à l’UQAM son mémoire de maîtrise, texte d’une lucidité douloureuse. Une recherche qui mériterait d’être publiée. Il y démontrait l’absence de la sphère publique des minorités visibles dans un Québec où pourtant elles constituaient alors 11 % de la population. On peut y lire comment « la Société des alcools du Québec (SAQ) ne compt[ait] que 38 personnes issues des minorités visibles pour ses quelque 6000 employés » et comment « Hydro Québec ne compre[nait] dans ses effectifs que 312 personnes de couleur pour plus de 20 000 salariés ».
On pourrait croire que le milieu des arts est, quant à lui, bien plus évolué, éclairé, et même engagé que le reste de la société, non ? Pas si sûr… C’est le constat que le collectif les Guerrilla Girls avait déjà fait à propos de la place des femmes dans le milieu des arts. Et c’est un bilan tout aussi troublant que dresse Stanley Février à propos de la situation des artistes noirs dans le milieu de l’art au Québec, bilan qui pourrait certainement aussi se faire dans le reste du Canada.
Dans son mémoire, qui portait spécifiquement sur la collection du Musée d’art contemporain (MAC), il en arrivait à cette triste conclusion : « le dépouillement des données mises à ma disposition par le MAC m’a permis d’établir que la collection du Musée d’art contemporain de Montréal compt[ait alors] 4 artistes noirs, 2 Canadiens et 2 Québécois : James Geoffrey, Stan Douglas, Russell T. Gordon, Lionel Jules et aucune femme issue de la minorité visible noire. Russell T. Gordon est le seul artiste québécois noir dont les œuvres ont été achetées par le Musée ».
Pourtant, le MAC, fondé en 1964, possède 8000 œuvres et, comme l’indiquent les recherches de Hill Strategies citées par Février, il y a beaucoup d’artistes appartenant à des minorités visibles à Montréal. En 2001, on en recensait 1300 sur 18 280 artistes, notait-il, soit 7 %. En 2020, le même organisme, qui se basait sur le recensement de 2016, signalait que les 23 300 artistes racialisés au Canada formaient 15 % de cette communauté de créateurs.
Par contre, si le MAC n’a pas acheté d’œuvres d’artistes noirs, il a certes dû en montrer dans ses expositions temporaires. Là encore, on sera déçu. Février explique qu’un seul événement y avait été consacré jusqu’alors à des artistes non blancs, l’expo Beat Nation en 2013-2014 !
Stanley Février poursuit alors sa réflexion en parlant de la sous-représentation des artistes noirs et autochtones dans les galeries d’art à Montréal, mais aussi de la pauvreté des Noirs, des Autochtones et des artistes faisant partie de ces communautés…
Une expo doublesous le signe du tragique
Dans l’expo double que le Musée national des beaux-arts du Québec et le Musée d’art contemporain des Laurentides consacrent ces jours-ci à Stanley Février, le visiteur ne sera donc pas surpris de voir des œuvres traitant des conditions de vie des Noirs, en particulier celles de l’artiste noir qu’est Février, un exemple parmi bien d’autres.
À Québec, dès le début de la présentation, dans The Last War (2009), cet artiste aborde l’insalubrité des logements dans lesquels sont maintenues bien des personnes racisées. Au fond de l’exposition, Février montre comment il a repris en 2009 un projet élaboré en janvier 1970 par Christian Boltanski, projet qui mettait en scène un artiste au bout du rouleau. Boltanski, qui n’était pas alors la vedette qu’il deviendra dans les années 1980, avait envoyé une lettre à l’écrivain, critique et historien de l’art José Pierre afin de solliciter son aide.
Février, quant à lui, envoya cette lettre recopiée à la main à 41 galeries d’art montréalaises. Sans réponse…
Juste à côté — et là encore dans un esprit proche de Boltanski et de son œuvre Reconstitution d’un accident qui ne m’est pas encore arrivé et où j’ai trouvé la mort (1969) —, dans l’impression numérique intitulée La clairvoyance (2014), Février montre comment il se représente décédé d’une mort violente… Dans une de ses créations, Vanité (2021), la forme de son corps évoque même l’effroyable mort de George Floyd. Dans d’autres œuvres, Février semble se représenter en une peau, en une surface, comme si le regard des autres le résumait à cela.
Voilà une œuvre intelligente et très troublante. À l’exception peut-être de la série consacrée à Alphonse Allais, qui semble un peu plus simpliste et littérale, même si elle souhaite célébrer l’art des artistes écartés du récit habituel de l’histoire de l’art. Mais il s’agit d’une création qui amènera le spectateur à réfléchir à des enjeux sociaux et artistiques d’une grande ampleur. Des enjeux qui méritent plus de visibilité. Cette expo est un très bon pas dans cette direction.