Un vent de transformation souffle sur le CCA

Jamie Diamond, Cuddle Party [Fête des câlins], 2019
Jamie Diamond Jamie Diamond, Cuddle Party [Fête des câlins], 2019

Dans l’histoire de l’aventure humaine, il y a parfois des époques où les êtres ont la sensation que le monde se transforme, qu’il y a, non pas de simples courants d’air, mais bien des bourrasques ou même des ouragans qui soufflent sur nos façons de vivre et de penser. Dans ces moments, on se rend mieux compte de la fragilité des structures idéologiques qui ont construit nos vies et nos certitudes les plus profondes. Sommes-nous en train de vivre une telle époque ?

C’est en tout cas le point de vue adopté par le Centre canadien d’architecture (CCA) dans une exposition intitulée Une portion du présent. Le titre énonce déjà une inquiétude très actuelle, celle que le réel ne pourrait s’appréhender en entier. Le présent s’incarnerait ainsi dans la fragmentation, dans des visions sociales, intellectuelles ou politiques irréconciliables. Le monde réel dépasserait notre entendement, les explications rationnelles ne suffiraient plus dans ce XXIe siècle presque aussi délirant et troublant que les années de l’après-Première Guerre mondiale.

Et que peuvent donc apporter l’architecture, l’urbanisme et même le design comme réponses à ces bouleversements, petits et grands ?

Par exemple, quel impact aura sur nos sociétés le phénomène des citoyens sans logements vivant dans leur voiture ? Comment répondre à cette crise du logement qui ne frappe pas seulement le Québec, mais plusieurs pays occidentaux ? Le travail à distance est-il là pour de bon ? Comment les architectes vont-ils poursuivre leurs réflexions sur les espaces de travail communs à aires ouvertes, sans pour autant renforcer les environnements permettant de contrôler les employés ? Comment revisiter l’approche aux soins pour les personnes âgées dans une époque qui semble les avoir abandonnés, parqués dans des conditions de vie inhumaines ? Nos espaces privés se trouveront-ils transformés par les familles actuelles, divorcées, gaies, par la mulitparentalité et même par les individus polyamoureux ?

Le CCA a découpé sa lecture de ces transformations en six thèmes pertinents : la famille, la propriété, l’agentivité (la conscience d’être l’acteur de nos vies), le travail, les obsessions et les cycles de vie. Et l’expo commence un peu d’une manière idéaliste, presque utopique.

Vous y verrez l’expérience élaborée en Alberta par Kent Kirkland et Monica McGrath, couple divorcé qui n’a pas voulu que ses enfants aient à se déplacer d’une maison à une autre au gré des gardes parentales. Ils ont construit un duplex où la chambre des enfants donne accès à deux appartements avec deux portes pouvant se verrouiller selon les semaines. On y traite aussi d’appartements avec des espaces partagés pour le travail ou d’autres activités, d’habitations intergénérationnelles où des aidants naturels ainsi que leurs familles partagent leur temps et leurs moyens financiers afin d’offrir des services de qualité à leurs proches âgés ou handicapés. On y traite aussi de soirées câlins, de la possibilité pour les personnes âgées de partager leur appart avec de jeunes citoyens grâce à l’application Nesterly…

La transformation de la famille officiellement nucléaire est aussi représentée par la trousse d’auto-insémination maison Way qui ressemble plus à un jouet sexuel qu’à une seringue inséminatrice. Dans un proche avenir, cette trousse permettra à des femmes d’enfanter entre autres en dehors des relations hétéronormatives. L’expo aborde aussi le mouvement zéro déchet, les pailles réutilisables…

Tout semblerait donc sourire àl’horizon de l’inventivité dans ce monde devant se réinventer ? Pas si vite. Comme le CCA en a le secret, cette expo vous fera vivre une gamme d’émotions intellectuelles très diverses. On passera d’une zone emballante pleine d’espoir à des sections plus contestataires, et même inquiétantes.

Cette expo aborde par exemple la question des mouvements de contestation. Vous y entendrez parler de #BoycottAmazon, des gilets jaunes, de l’implantation de tentes dans le paysage urbain entre autres lors du mouvement Occupy… On y parlera aussi du fait que le travail à la maison peut alimenter la précarité des emplois avec une prolifération des piges et des salaires médiocres. Et on en passe.

Malgré le fait que cette exposition revienne sur certaines innovations et prises de position déjà bien connues, elle s’avérera fascinante, rappelant la brillante présentation Actions. Comment s’approprier la ville montée par les commissaires Mirko Zardini et Giovanna Borasi en 2008-2009.

On explorera cette expo dense en réfléchissant à la nature de ces transformations sociales. Ni la logique interne de la technologie ni même celle des désirs de simples citoyens ne déterminent totalement l’ampleur des changements en devenir. Les métamorphoses sociales sont en fin de compte toujours d’ordre idéologique, politique, économique.

Le monde accentue-t-il simplement sa mutation vers une instrumentalisation encore plus grande des individus par l’argent et le pouvoir ? Ou assistons-nous plutôt à une véritable révolution des modèles de vie se diversifiant afin de faire éclater les normes pour de bon ? Il y a malheureusement fort à parier que le pouvoir et les idéologies dominantes réinstaureront des modèles contraignants contre lesquels ni l’architecture, ni l’urbanisme, ni le design ou la technologie ne pourront quoi que ce soit, à moins d’une réelle transformation légale et politique.

Une portion du présent Les normes et rituels sociaux comme sites d’intervention architecturale

Commissaire : Giovanna Borasi. Au Centre canadien d’architecture, jusqu’au 1er mai 2022.

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