«Souriez ! Les émotions au travail»: nous ne produisons pas assez !

Jacques Poulin-Denis, «Train-train», 2021
Photo: Romain Guilbault Jacques Poulin-Denis, «Train-train», 2021

La tâche est énorme. Mais est-elle vraiment insurmontable ? Si nous nous y mettons sérieusement, en prenant les bouchées doubles, elle s’avérera réalisable. Il faudra faire des sacrifices, être très inventifs, travailler tard le soir, renoncer à nos vies de famille… Mais n’est-ce pas là le lot de bien des emplois de nos jours ? Soyons réalistes, la concurrence mondiale demande plus des travailleurs : plus de dévouement, de créativité, de polyvalence, de sacrifices, de temps. Et du temps, on en trouve toujours, n’est-ce pas ? Ce n’est pas la pénurie actuelle de main-d’œuvre qui changera quoi que ce soit à la situation sur le long terme…

C’est de ce travail dévorant et aliénant que parle ces jours-ci une exposition passionnante au Musée d’art de Joliette (MAJ). Les commissaires de l’événement — Anne-Marie St-Jean Aubre et Maud Jacquin — ont trouvé un angle encore plus actuel pour parler de ce sujet : le rapport aux émotions.

Dans cette course effrénée à la productivité, le travailleur est en effet soumis à des émotions parfois perturbantes et très évidentes, mais parfois aussi à des sensations et à des troubles plus subtils : fatigue, niveaux de stress élevés et malaises sont parfois subsumés par des angoisses inexpliquées ou des effets d’intériorisation des valeurs de l’employeur dignes du syndrome de Stockholm.

Cette expo souligne très bien de tels phénomènes. C’est par exemple le cas dans le film The Lost Dreams of Naoki Hayakawa [Les rêves perdus de Naoki Hayakawa] réalisé par Daisuke Kosugi et Ane Hjort Guttu. On y suit la vie d’un jeune homme qui devient directeur artistique dans une agence de publicité à Tokyo. Ce qu’il croit être son emploi de rêve — emploi qu’il ne veut perdre à aucun prix — se transforme lentement en job à cauchemars. Lentement, il se met à avoir des rêves éveillés et même des hallucinations où il lui semble entre autres voir son patron en train de pleurer abondamment…

De nos jours, on sait aller plus loin que la peur ou l’angoisse pour contrôler le travailleur. On crée des liens affectifs avec la compagnie ou le produit vendu. Parfois, même, on demande à l’employé d’utiliser ses émotions comme nouveau matériau de rendement et de créativité. Cela, au détriment de toute logique parfois, comme le montre, par exemple, une intelligente vidéo intitulée Top/Down [Approche descendante], de Romana Schmalisch et Robert Schlicht.

La vidéo et les affiches la composant sont à elles seules une bonne raison de visiter cette expo. Dans une atmosphère digne d’une maison de fous, des individus qui semblent être des dirigeants d’une compagnie, mais qui pourraient tout aussi bien être des patients d’une clinique psychiatrique, discutent des manières d’augmenter la productivité et la créativité. Ils en viennent à la conclusion qu’il faudrait à la fois pousser les employés à penser différemment, en dehors des sentiers battus, à être encore plus eux-mêmes, mais cela, tout en se conformant à un certain niveau de productivité et de rentabilité.

Cette expo démontre entre autres comment l’intime est devenu le nouveau matériau de bien des compagnies. À ce sujet, il faudra voir Wages for Facebook [Un salaire pour Facebook] de Laurel Ptak, son installation et son site Internet constituant un manifeste revendiquant une paie pour les usagers du réseau social de cette compagnie qui fait de l’argent sur nos relations amicales et sociales. Et ce n’est pas que Facebook qui en fait sa matière première.

Il faudra aussi regarder la vidéo The Stroker [La caresseuse] de Pivli Takala, qui pousse à l’extrême du ridicule ce désir des compagnies à vouloir le bonheur de leurs employés ou parfois de leurs clients en utilisant les contacts humains comme instrument.

Cette brillante expo ne prend pas le travail exténuant simplement comme sujet. Dans une mise en abyme originale, elle nous en offre aussi l’expérience. Cette expo compte plus de cinq heures de vidéo. La voir toute, en incluant les autres œuvres (peintures, sculptures cinétiques, photographies, installations…), en tentant de voir, de lire et de comprendre toutes les œuvres et informations offertes, demanderait un temps considérable.

C’est paradoxalement une autre qualité de cette présentation. Les commissaires arrivent à nous faire ainsi sentir le débordement dans lequel nous vivons avec ce trop-plein de choses à accomplir, même dans les loisirs. Dans le milieu du travail, nous sommes de plus en plus soumis à une avalanche d’informations que nous devons digérer afin de ne pas être dépassés par la concurrence.

Dans une époque où il faudrait plutôt penser à moins produire, à moins exploiter la planète, où le concept de décroissance volontaire gagne du terrain, cette expo au MAJ saura nous faire réfléchir à la place qu’occupe dans nos vies notre lien affectif au travail. Aimons-nous souffrir et même être malades de notre travail ? Et si la pénurie de main-d’œuvre que nous vivons ces temps-ci était en fait plus qu’une parenthèse liée à la COVID, à la PCU et à la PCRE, mais plutôt le signe d’un ras-le-bol gagnant du terrain ?

Souriez ! Les émotions au travail

Commissaires : Anne-Marie St-Jean Aubre et Maud Jacquin. Au Musée d’art de Joliette, jusqu’au 9 janvier.

À voir en vidéo