Af-flux, une première biennale noire

« Quand on fait partie d’une minorité, on est toujours jugé. Ce n’est jamais assez, jamais le bon moment, toujours à côté de la plaque… » Eddy Firmin connaît tellement la ritournelle qu’il ne l’entend plus. Soutenu par Rhéal Lanthier et François St-Jacques, propriétaires de la galerie Art mûr, il a lancé en septembre la première d’Af-flux, sa « biennale transnationale noire ». Et la présence de Momenta, la biennale de l’image ? Il y voit zéro problème.
Avec 23 artistes répartis en trois expositions et six programmes de performances, en plus de 11 conférences, Af-flux a peu à envier aux autres manifestations. La nouvelle biennale, dont l’édition initiale est coiffée du titre « Monde bossale », a sa singularité. Pas de sectarisme disciplinaire, mais un noble propos, celui de s’interroger sur « l’apport des multiples communautés noires au débat de l’art contemporain ».
Il est aujourd’hui commun que les expositions incluent des artistes dits afrodescendants. Des cas récents à Montréal leur ont même été exclusifs — Over my Black Body (Galerie de l’UQAM, 2019), Voilà ce qui me somme à les sommer (Livart, 2020). Pour Firmin et son équipe, il manquait cependant la manifestation récurrente qui affirme les choses clairement.
« User des mots “noire” et “transnationale” pour qualifier un événement est autant un acte de défiance que d’ouverture », clame le texte de présentation d’Af-flux. Rencontré le temps d’un café, Eddy Firmin, lui-même artiste, renchérit : « On a l’habitude de voir ça du point de vue caucasien, européen. Pour une fois qu’on peut se dire “nous”. On ne nie pas les autres existences, mais on dit les choses autrement, on place le regard différemment. »
Il prend pour exemple le service de thé à la base d’une installation de Sharon Norwood, artiste native de la Jamaïque présente dans l’exposition à Art mûr. « Elle rappelle, dit-il, que la tradition du thé anglais s’assoit sur la barbarie la plus moche. Le sucre, ce sont ses ancêtres mis esclaves. Le thé, ce sont des Indiens fusillés. Les épices, c’est la Terre entière qu’on a bouleversée. »
Un appel au dialogue
Le choix d’une biennale vise à marquer la durabilité d’une vision, et ainsi à éviter le pli des promesses non tenues. Guadeloupéen, et Français par le fait d’une longue histoire coloniale, Eddy Firmin se souvient de ce qu’il entendait à Paris il y a 20 ans. « On parlait des artistes d’outre-mer et pouf ! Ils disparaissaient. »
Arrivé au Québec en 2011, Eddy Firmin a eu son lot d’expériences professionnelles, pas seulement comme artiste. « J’ai été le premier prof noir à l’Université Laval, dans le secteur des arts visuels », dit-il. Son automne 2021 en est un autre de premières. Outre la naissance d’Af-flux, sa carrière d’enseignant le pousse vers… Halifax, au prestigieux Nova Scotia College of Art and Design.
« Ma famille est déjà là-bas », dit celui qui compte s’installer en Nouvelle-Écosse, mais qui pour le moment répète les va-et-vient d’une ville à l’autre. La saison sera à ce rythme : si l’exposition à Art mûr a débuté le 11 septembre, d’autres volets sont attendus ailleurs, plus tard, y compris jusqu’en décembre.
« On voulait que ça dure dans le temps, insiste l’artiste-chercheur, pour que le public puisse suivre. C’est une biennale consacrée au dialogue. »
Un ailleurs et un ici
Et pourquoi à Montréal ? « Plus d’un habitant sur trois est immigrant, une personne sur dix est noire… Montréal est l’espace le plus polyglotte au monde, croit sincèrement Eddy Firmin. Ça conditionne un appel au dialogue avec les communautés. »
À Af-flux, le dialogue s’articule autour des termes « transnational » et « bossale ». Le premier pointe la réalité migratoire, à laquelle chaque individu afrodescendant est lié. La condition transnationale, selon le commissaire de la biennale noire, repose sur un ailleurs et un ici.
Les artistes sélectionnés, qui ont tous quelque chose de transnational, vivent au Québec ou au Danemark (Jeannette Ehlers), au Royaume-Uni (Amartey Golding), aux États-Unis (Sharon Norwood), en France (Jérôme Havre) ou en Martinique (Ernest Breleur). « On voulait sonder l’apport sourd, invisible, de toutes les communautés qui ont aidé à construire les Amériques, les Caraïbes, l’Europe », résume Eddy Firmin.
Le terme « bossale », lui, relève du passé esclavagiste de la planète. « Bossale, ou bosal [en créole], souligne le commissaire, est un collier, comme ceux des chiens. Il est lié à la contention. Un monde bossale est un monde de contention. »
Plus on parlera de la souffrance et du confort qui repose sur cette souffrance, comme le signale par son installation Sharon Norwood, mieux on parviendra, soutient-il, à « défaire le nœud du racisme ».
Il reconnaît quand même que les sociétés évoluent. Il y a 20 ans, il n’aurait pas pu lancer une telle biennale. Là, il le fait, avec le soutien non seulement d’Art mûr, mais celui de multiples partenaires, notamment les centres d’artistes Oboro, Circa et Articule, et les musées « beaux-arts » de Montréal et de Québec.
Beaucoup de choses demeurent cependant problématiques, comme l’a révélé récemment la polémique autour d’un classique de la littérature québécoise signé Pierre Vallières. Eddy Firmin comprend le contexte dans lequel l’essayiste militant a écrit celivre, dont le titre comporte le mot en n, mais l’accepte difficilement. « Vallières se sert de l’expérience afrodescendante, qu’il ne vit pas, qu’il ne comprend que partiellement. Ces siècles de racisme, d’esclavage, de violence, il se les attribue. Il blanchit l’expérience nègre », déplore-t-il.