À plusieurs, c’est mieux
Espaces de travail atypiques et personnalisés, les ateliers d’artistes intriguent. Au-delà des mythes, cette série d’articles ouvre sur des lieux qui rendent possible, qui marquent et qui orientent la production artistique. L’incursion révèle aussi une cartographie méconnue de Montréal, où la création naît malgré l’adversité. Premier cas : des colonies en réorganisation.
Se regrouper pour sauver leur atelier, c’est le choix qu’ont fait plusieurs artistes à Montréal. Sous la flambée de la spéculation immobilière, les espaces à louer, accessibles, pour nicher un atelier sont menacés. Malgré des annonces récentes d’investissement par Québec et la Ville de Montréal pour les pérenniser, la situation reste fragile. Les solutions ne font pas consensus, alors que les artistes touchés par les expulsions sont d’ores et déjà en train de se réorganiser. Avec ou sans l’aide promise.
« La vente du 305 [de Bellechasse], c’est l’événement qui a mené à la mobilisation d’aujourd’hui », résume Jonathan Villeneuve, qui gère avec Alexis Bellavance les Ateliers Belleville. Le cas stupéfie toujours. Quelque 90 artistes ont été chassés de l’édifice en question dans la foulée de sa vente en 2019, entraînant la disparition de ce lieu phare qui, depuis plus de 20 ans, dans le quartier de La Petite-Patrie, abritait les ateliers de la fine fleur de la création en arts visuels.

Depuis, des artistes évincés ont fait naître les Ateliers Casgrain et Port-Royal, entraînant des migrations au sud et au nord. Quant au duo des Ateliers Belleville, il s’accroche à la bâtisse industrielle sise dans la rue Waverly qu’il occupe depuis 2012, dans le secteur Marconi-Alexandra, à quelques pas du fameux 305.
Ces trois exemples témoignent de la résistance et de l’inventivité présentes dans une économie culturelle en transformation, recentrée sur le numérique et l’intelligence artificielle (IA). Tous les artistes ne se retrouvent toutefois pas dans cette définition promue par la métropole. Ils observent plutôt leurs conditions de vie et de travail vaciller. Graduellement, la ville se fait moins attrayante. Plusieurs artistes ont d’ailleurs choisi l’exil, selon une tendance qui ne doit pas seulement à la pandémie.
Génie du lieu
« Les Ateliers [Belleville], c’est profondément lié au lieu », affirme Alexis Bellavance. Lui et son partenaire misent depuis près de 10 ans sur un modèle d’autogestion dans un édifice industriel dont la valeur patrimoniale est à l’étude. Ils souhaitent sa protection, tout comme le locataire voisin, Les AmiEs du parc des Gorilles, organisme citoyen porteur du projet de revitalisation et de verdissement qui verra le jour sur le terrain adjacent, une ancienne emprise ferroviaire.
Ils ont redonné vie à cet édifice délaissé, jadis usine de munitions. Une vingtaine d’artistes et d’artisans y poursuivent des activités de fabrication, avec des espaces, des outils et de la machinerie mis en partage. « C’est un endroit où les gens discutent beaucoup, tu visites ton monde. Il y a des solutions qui se trouvent, des contrats qui se donnent. Ça foisonne, il se passe des choses », fait valoir Jonathan Villeneuve, qui, dans la dernière année, a enchaîné des projets d’art public.

L’espace vaste, hyperadaptable et peu cloisonné explique, de l’avis des artistes, la dynamique qui distingue les Ateliers Belleville. Dans un monde prépandémique, le lieu a aussi été le théâtre de performances, de concerts et de festivités rameutant un public bigarré.
Le duo est toutefois plongé dans l’incertitude depuis 2018 et la vente de l’édifice, alors qu’ils venaient d’étendre leur bail de 2000 à 6000 pi2. Les pourparlers s’enlisent avec le nouveau propriétaire privé quant à la préservation de la bâtisse et à leur intégration au lieu. À ce jour, leur sort dans cet édifice n’est toujours pas fixé.
« On veut être dans un espace où l’on n’aura plus jamais à se soucier de la fin de notre bail, où l’on sait qu’on paye un loyer abordable, puis qu’on n’aura pas de surprise », résume Jonathan Villeneuve, harassé mais confiant. Devant la logique du marché locatif, tant commercial que résidentiel, qu’ils savent implacable dans ce « Klondike de l’IA », le duo est persuadé de pouvoir trouver son salut grâce à la propriété collective. Il se voit à la tête d’un modèle inédit à Montréal.
Avec l’entreprise d’économie sociale Bâtir son quartier et en partenariat avec le centre d’artistes spécialisé en arts médiatiques Oboro, les Ateliers Belleville planchent sur un plan d’immobilisation pour rendre enfin viables à long terme des « ateliers optimisés ». Ils rêvent d’un pôle culturel alliant production et diffusion, conjuguant les expertises et les ressources.
Ce projet pourrait voir le jour au 305, lequel a été remis en vente, plus du double du prix, une fois vidé de ses locataires. Au moment d’écrire ces lignes, les partenaires réunis en OBNL attendaient une réponse à leur offre d’achat.
Rester dans Mile-End
Pour Sylvain Bouthillette et Catherine Bodmer, la page est définitivement tournée sur le 305. Lui, il en avait été, avec l’artiste Marc Séguin, le défricheur. Elle les avait suivis de peu. Aujourd’hui, ces cofondateurs des Ateliers Casgrain ont bel et bien pris racine dans leur nouvel espace duMile-End, au troisième étage d’une de ses anciennes manufactures.
Ici, des cloisons nettes, fraîchement élevées, délimitent les zones respectives d’une quinzaine d’occupants, la majorité des ex du 305, recrutés pour leur détermination et leur sens de la communauté. « Le fait qu’on l’a [l’atelier] construit ensemble, qu’on l’a construit de zéro, ça crée un méchant sentiment d’appartenance », affirme Catherine Bodmer.

Cette colonie d’artistes aux pratiques variées partage un espace de 8000 pi2, aménagé grâce à une collecte de fonds et l’appui d’Ateliers créatifs Montréal. L’OBNL, connu pour soutenir les artistes dans la préservation de leur lieu de travail, se lance ici dans un chantier d’envergure. « On est le premier orteil dans la bâtisse, d’un projet très grand, sur plusieurs étages », dit Sylvain Bouthillette. Leur confiance est entre les mains de l’organisme qui gère et négocie pour eux avec l’arrondissement et le propriétaire privé dans le but d’avoir l’usufruit, avec un bail protégé pour 20-25 ans.
Cet horizon reste à confirmer, mais la création en cours dans les ateliers parcourus en juin attestait la foi de ce groupe. Le plan, à ses yeux avantageux, vise une fois de plus à retenir les artistes concentrés dans le Mile-End au sein d’ateliers de proximité.
« Ne pas être repoussé à l’autre bout, c’est une forme de résistance », indique M. Bouthillette. « Ça nous rassure de savoir qu’il y a un développement, parce que ça veut dire qu’on est plus solides », ajoute celle qui est aussi directrice du Regroupement des centres d’artistes autogérés du Québec.

Nouvelle frontière
Maude Arès et sa gang ont plutôt fait le pari de s’excentrer dans la rue de Port-Royal, plus au nord encore que le 99 Chabanel, dans un secteur semi-industriel dessinant une nouvelle frontière. Elle était parmi les dernières arrivées rue de Bellechasse ; elle a quitté les lieux avec dix autres artistes, soudés par des liens d’amitié.
Ils ont établi leurs quartiers dans les 4700 pi2 d’un demi-sous-sol d’un édifice à logements, un ancien hôtel construit dans les années 1960 pour accueillir les journalistes étrangers venus pour Expo 67. Dans ce local, trouvé dans un état pitoyable et qui n’est toujours pas parfait, le groupe se pense à l’abri de la spéculation avec son bail de 10 ans.
La jeune artiste qualifie l’atelier de « bibitte », dont elle a joliment baptisé les zones : le « Bricatou » et la « Roulathèque », des rangements avec les outils partagés qui sont agrémentés d’autres lieux comme la « Cuisinetout » et la « Terrasse du songeur ». Pour elle et les siens, « la vie sociale, la communauté » priment. Les collaborations y fusent et les disciplines se rencontrent dans des rapports organiques, à l’horizontale.

Personne du groupe n’habite le secteur, précise Maude Arès, et les visites se font plus rares. L’ambiance créée compense, un an à peine après leur arrivée, dans un rythme accéléré favorisé par la pandémie. « L’atelier, c’est comme une année de chat », explique à ses côtés un des doyens de la tribu, Vincent Lafrance. Il est inspiré par la colonie de félins aux abords, dans la friche, qu’il photographie d’ailleurs depuis son arrivée. Dans ce lieu organisé teinté d’un esprit bohème, la troupe espère faire renaître le marché de Noël, événement couru du 305.
Tant commerciale que sociale, la tradition évoquée prouve que l’atelier va au-delà de la fabrication des œuvres pour ces artistes qui reconnaissent l’élan donné par le déménagement. « Mes collègues d’atelier sont à peu près au même stade, remarque Vincent Lafrance […] Ils sont dans la fin vingtaine, début trentaine, avec de super belles carrières en devenir. » Cet avenir prometteur verra le jour dans l’atelier partagé, un modèle qui semble, certes pour ses atouts, mais aussi en raison des contraintes économiques, être là pour de bon.
Des chiffres et des lieux
Entre 11 $ et 14 $ le pied carré, tout compris, c’est le prix locatif recherché à Montréal par les artistes, ces locataires réputés payer avec rigueur et de surcroît habiles de leurs mains. Or, les places manquent (entre 600 et 700, selon les sources). Depuis 2019, la Société des-Deux-Bourgeois, au 99 de la rue Chabanel, a attiré plus de 300 artistes sur une surface de 200 000 pi2. Elle projette d’agrandir si la relève reprend le flambeau de la gestion. L’option en devenir des Ateliers 3333, sur le boulevard Saint-Michel, est aussi à surveiller.