Utiles, les musées?

Pas de public, pas de raison d’être ? La question que s’est posée l’équipe du Musée d’art de Joliette (MAJ) aux premiers jours de la pandémie, en mars 2020, n’est pas restée sans réponse. Celle-ci, exprimée par la négative, a mené au projet en ligne Musée en quarantaine, toujours en cours après plus de 365 jours, même si le MAJ a rouvert ses portes.
Dans le communiqué de presse soulignant le premier anniversaire du Musée en quarantaine, Jean-François Bélisle, le directeur et conservateur en chef, explique comment l’état de vide a été un incitatif à « faire un pas vers l’inconnu ». « À quoi servent les musées ? se demande-t-il. À nourrir la communauté. La nourrir d’idées, de questions, de défis et de beauté. »
« Les musées servent à sensibiliser, [ils aident] les artistes et même le public à s’exprimer. Ils sont un lieu de partage », croit Jennifer Carter, professeure de muséologie à l’UQAM. En contexte de pandémie, leur rôle prend de l’importance, dit celle qui a conçu le cours « Les musées au temps des catastrophes ». Ils nous poussent à réfléchir sur la crise sanitaire. Et à « l’éprouver ».
Le partage et l’épreuve se manifestent de multiples façons depuis un an. Outre le Musée en quarantaine, qui consiste en un échange virtuel basé sur la créativité du public en réponse à un thème donné, on peut citer le Musée McCord, à Montréal, ou le Museum London, en Ontario. Le premier a confié au photographe Michel Huneault la mission de « créer des archives visuelles de la pandémie ». Le second demande aux travailleurs de la santé de dire quel objet relié à leur expérience de la COVID-19 ils « voudraient voir dans une exposition dans cent ans ».
« Les musées ont le devoir de préserver les histoires, les mémoires, les expériences tant tristes qu’héroïques », estime Jennifer Carter, pour qui l’exposition virtuelle sur la grippe espagnole du Museo de Bogotá, en Colombie, ¡No es la peste ! (Ce n’est pas la peste), est une juste mise en perspective historique.
« Si la pandémie a remis en question les façons de faire, elle n’a pas pour autant réduit le rôle social des musées », juge pour sa part Katia Macias-Valadez, directrice des communications à la Société des musées québécois (SMQ). Certes, leur « fonction primordiale » reste l’accueil du public. Mais en tant qu’institutions au service de la société, ils sont tenus, même portes fermées, de « ne pas couper les communications avec leurs publics », comme le rappelait la SMQ à ses membres il y a un an.
Échanges salutaires
« Je n’ai plus envie de dire “J’ai des expos, venez voir”. Je n’ai plus envie de faire juste ça », confie Julie Armstrong-Boileau, responsable des communications et du marketing au MAJ. Devant l’absence de visiteurs, elle s’est demandé à qui elle s’adressait. Le saut dans l’inconnu, reconnaît-elle, a été stimulant. « Ce qu’on a eu envie d’essayer, c’est plonger dans l’échange. »
Musée en quarantaine a été un des premiers projets apparus sur le Web québécois en réaction au confinement. « Il a été le premier », signale en toute humilité Julie Armstrong-Boileau. Le MAJ voguait déjà sur l’expérience des « muséniaux », une activité d’échange avec des 18-35 ans qui ne fréquentent pas le musée. L’instinct aura été de continuer sur cette lancée et faire du Musée en quarantaine « un outil pour savoir à quoi servent les musées ».
Audrey Bordeleau n’a pas besoin qu’on lui repose la question, tellement son enthousiasme prend les devants. Pour les quatre membres de sa famille, le Musée en quarantaine a été, et est encore, un projet rassembleur, une source de motivation et même, dans le cas de son conjoint, un déclencheur professionnel. Musicien, Jean-François Branchaud n’était pas parolier jusqu’à ce que les défis lancés par le MAJ l’y poussent. « Chaque semaine, il a composé une chanson. Il est rendu à une trentaine. Il a fait des demandes de subvention, monté un projet, et il prépare des spectacles, énumère Audrey Bordeleau. C’est très salutaire. »
La famille Bordeleau-Branchaud fréquentait déjà les musées. Si la pandémie l’a empêchée de poursuivre cette activité, les plans B, virtuels, ne l’ont pas déçue. « L’expérience sensorielle n’est pas là, mais l’apprentissage, oui », constate la mère de famille.
Se réapproprier l’espace public
Le chercheur rattaché à l’Université de Sherbrooke Olivier Champagne-Poirier est un spécialiste des non-publics. Cette frange de la population « à laquelle les musées s’adressent, mais qui ne les fréquente pas » fait l’objet depuis longtemps des plans de démocratisation de la culture. Disons que les Bordeleau-Branchaud n’en font pas partie, les muséniaux ciblés par le MAJ, si.
Pour le professeur en communication, les non-publics gagnent aussi dans un contexte de pandémie. Qu’ils soient fermés ou rouverts avec des restrictions quant au nombre de visiteurs, les musées soignent leurs stratégies. Ils visent la qualité avant la quantité.
« C’est très rafraîchissant et perspicace, croit Olivier Champagne-Poirier. L’éloignement d’objectifs en nombre d’entrées laisse place à des initiatives plus ciblées, pour petits groupes. »
Au MAJ, le choix d’écouter ses publics, fidèles ou non, s’est traduit par la prise de risques. « La mission n’a pas changé, ça reste conserver et diffuser des œuvres. Ce sont les moyens qui changent, [on procède par] des laboratoires essai-erreur », dit Julie Armstrong-Boileau, qui cite la murale en hommage à Joyce Echaquan, réalisée par l’artiste Eruoma Awashish pour le hall du musée, comme un essai réussi.
La commissaire indépendante Andréanne Roy s’est réjouie de voir les musées rouvrir en février, tant « ils permettent de contrer l’enferment et l’isolement ». Selon elle, leur statut de « tiers lieu », terme du sociologue Ray Oldenburg pour désigner des espaces de sociabilité, leur confère une grande responsabilité. « À titre de tiers lieu, les musées [devraient] saisir l’occasion de jouer ce rôle social au sein de leurs communautés », croit la co-commissaire de la récente exposition Riopelle du Musée des beaux-arts de Montréal.
Jennifer Carter insiste sur le fait que les institutions muséales doivent montrer la voie en vue de la « réappropriation de la sphère publique ». « S’il y a des institutions qui peuvent nous permettre de faire ce pas, ce sont les musées », dit la professeure de l’UQAM, soulagée que l’ironie de la fermeture pour des raisons sanitaires de ces lieux de protection et de conservation d’objets soit chose du passé.