Riopelle, une primitive modernité

Cela fait bien longtemps que nous n’avions pas eu une exposition sur Jean Paul Riopelle (1923-2002) qui ose poser un regard nouveau sur sa démarche créatrice. Certes, nous avons eu droit à bien des présentations ambitieuses, avec des œuvres exceptionnelles, soulignant comment l’expérience visuelle de l’œuvre chez ce peintre résonne au niveau physique. Néanmoins, nous aurions bien du mal à nommer une exposition qui, dans les dernières décennies, a tenté une lecture vraiment innovante de son œuvre. Rares sont ceux qui ont su tirer Riopelle hors de Refus global et d’une interprétation purement formaliste, sacralisant son œuvre comme l’aboutissement d’une longue évolution moderne vers l’abstraction. Quelques historiens de l’art — dont Louise Vigneault — ont pourtant développé des réflexions plus audacieuses, mais dans des articles et des livres.
Andréanne Roy, Jacques Des Rochers et Yseult Riopelle, cocommissaires de cette expo-événement, ont su étoffer une approche originale de l’œuvre de Riopelle qui se situe dans la même veine que celle développée pour l’expo Picasso présentée en 2015 en ce même Musée des beaux-arts de Montréal (MBAM). On y discutait alors des liens qu’entretenait le peintre des Demoiselles d’Avignon avec certains arts « primitifs », formes d’arts perçues comme pures, authentiques, en lien avec des énergies fondamentales, régénératrices, signes de civilisations non perverties par les valeurs bourgeoises et le monde industriel.
L’art moderne en général doit beaucoup à cette notion de primitivité, souvent fantasmée dans une vision utopique de cultures non contaminées par les valeurs européennes, parfois abordée en étant fidèle aux réalités plus complexes de ces cultures non occidentales. Mais le concept d’art primitif a servi avant tout à désigner les formes d’expressions venues d’Afrique, d’Asie, d’Océanie ou parfois d’Amérique latine… Avec cette présentation sur Riopelle, les commissaires ont su démontrer que cette attirance des modernes pour le primitif comprenait aussi les arts autochtones d’Amérique du Nord.

Voilà un ajout très important à la lecture critique de l’art moderne. Et on pourra se demander pourquoi une telle approche fut si peu discutée auparavant. Y aurait-il, même dans les arts premiers, des hiérarchies, des arts plus prisés que d’autres ? Et ce phénomène nous touche tout autant, tout particulièrement au Canada et au Québec. Comme l’écrit Serge Bouchard, dans l’histoire du Québec, les habitants et la culture du nord de l’Amérique, tout comme l’idée du Nord, furent souvent de grands oubliés… Une forme d’« ignorance collective ».
Nous pouvons prétendre que cette expo participera à changer notre lecture des liens entre arts modernes et arts autochtones, lecture qui s’est développée avec intensité depuis la célèbre expo de William Rubin en 1984-1985 au MoMA de New York. À cette occasion, le célèbre conservateur tentait d’expliquer les liens entre le tribal et le moderne, un art moderne qui semblait souvent peu au courant du sens des œuvres non occidentales qu’il citait.
Découvrir le Nord… à Paris
Cette exposition Riopelle montre comment cet artiste a toujours entretenu des liens indirects et directs, parfois simples et souvent profonds avec les cultures autochtones du nord de l’Amérique. Parfois, cela tient simplement à l’usage d’un titre, sorte d’embrayeur onirique… C’est par exemple le cas avec les gouaches sur papier réalisées en 1955 et intitulées Masques esquimau. À quelques reprises, l’artiste représente plus concrètement des masques autochtones, comme dans cette lithographie de 1979, qui reprend une illustration de deux objets kwakwaka’wakw d’une double page du livre La voie des masques(1975) de Claude Lévi-Strauss.

La plupart du temps, Riopelle ne copie pas formellement les artsautochtones. Il n’est pas dans un simple rapport mimétique à eux, dans une banale équivalence directe entre modèle et représentation. Dans cette exposition, le visiteur développera le sentiment que Riopelle s’alimentait à l’esprit créatif des Autochtones. Tout comme Picasso, il semblait être à la recherche d’une autre manière de faire de l’art en s’inspirant d’un autre rapport au monde des images. C’est par exemple le cas avec la série des Jeux de ficelles que Riopelle réalisa au début des années 1970, en prenant comme modèle l’ajaraaq (« jeu de ficelles » en inuktitut) qui, comme l’explique l’anthropologue Krista Ulujuk Zawadski dans le catalogue de l’expo, permet « de créer des figures servant à raconter ou à mettre en scène des histoires ».
On notera la façon dont cette expo montre comment Riopelle a su entre autres développer sa curiosité pour l’art du Nord à travers ses amitiés. À Paris, ses échanges avec le byzantinologue, historien et collectionneur Georges Duthuit furent d’une grande importance. Cette présentation ledémontre avec de nombreux documents. Tout comme elle souligne comment les surréalistes, avec qui Riopelle entretenait des liens privilégiés, s’intéressaient eux aussi fortement à l’art des Autochtones d’Amérique du Nord. Pour l’historienne de l’art Florence Duchemin-Pelletier, qui participe elle aussi au catalogue, c’est même en allant à l’est de l’Amérique, à Paris, que Riopelle découvrit réellement ce Nord pourtant si proche… et si lointain. Un Nord qui retrouve ici une partie de sa valeur.
Un catalogue très précieux

Ce travail de recherche, digne d’une équipe de détectives, se trouve rassemblé dans un catalogue très précieux pour qui s’intéresse à l’oeuvre de Riopelle ou à la notion de modernité en art. Vous y retrouverez une brochette d’auteurs impressionnante. On y lira une dizaine de spécialistes, dont l’anthropologue Serge Bouchard, l’historienne Mari Kleist, le critique d’art, commissaire et artiste Guy Sioui Durand… Un ouvrage dédié à François-Marc Gagnon (1935-2019), historien de l’art qui a marqué plusieurs générations de chercheurs et dont un texte est aussi inclus dans cet ouvrage qui deviendra, sans aucun doute, un incontournable. Riopelle : à la rencontre des territoires nordiques et des cultures autochtones, aux Éditions scientifiques du MBAM, en collaboration avec 5 Continents Éditions, Milan, 2020, 272 pages.