Les ateliers collectifs, une bouée pour les artistes

« Le plus difficile, pour nous, c’est le couvre-feu. Habituellement, nous sommes ouverts 24 heures sur 24, 7 jours sur 7. » Deux jours après l’entrée en vigueur de la plus spectaculaire des mesures sanitaires, Gauthier Melin, directeur artistique à l’atelier Circulaire, centre d’arts imprimés situé dans le Mile-End, tentait de se faire rassurant. L’accès aux presses est encore autorisé. Seuls les oiseaux de nuit doivent modifier leurs habitudes.
En réalité, expliquait M. Melin lors d’un entretien téléphonique, c’est surtout la plage entre 19 h et minuit qui est très fréquentée. Un emploi le jour, la création le soir : le modèle n’est pas inusité. Mais voilà, le couvre-feu le proscrit.
La bonne nouvelle, néanmoins, c’est que le gouvernement tolère que « le travail qui ne peut pas se faire à distance [se fasse] sur place », comme le rappelait une note du Regroupement des centres d’artistes autogérés du Québec (RCAAQ) à l’intention de ses membres. « Les centres de production, y lisait-on, pourront continuer à offrir leurs espaces et les équipements. »
Les artistes sont déprimés, usés, comme tout le monde. Être actif, c’est mieux que de rester assis au salon. L’atelier, c’est une bouée, une quête de sens. La création, on s’accroche à ça.
Ainsi, l’atelier Circulaire, comme L’Imprimerie, autre centre d’artistes, lui dans Hochelaga-Maisonneuve, pourront accueillir leurs membres en janvier. Les mesures sanitaires déjà en place ont été renforcées afin de limiter encore plus le nombre de personnes. La réservation est obligatoire, les plages de travail, écourtées. Aussi, toutes les activités publiques, souvent payantes, ont été suspendues.
« À vrai dire, reconnaît Geneviève Turcotte, directrice générale de L’Imprimerie, on s’attendait à fermer. Nous avons été super surprises. Nous sommes encore sous le choc. » « On a eu un questionnement de nature éthique à l’intérieur de l’organisation sur ce qui est acceptable, ce qui n’est pas, poursuit-elle. [Le résultat], c’est le fruit d’une réflexion collective. »

Une quête de sens
Au centre Clark, la réflexion a mené à une décision opposée : son couru et réputé atelier de bois, situé au rez-de-chaussée du même immeuble que l’atelier Circulaire, reste fermé jusqu’au 8 février. Seuls deux ou trois employés s’y présenteront. Le carnet des commandes externes est plein : des caissons de transport pour une artiste, un contrat d’art public pour un autre… « On a du travail pour plusieurs semaines », dit Yan Giguère.
« On gère une manufacture dans une tour de bureaux, c’était flou ce qui était autorisé, jusqu’à ce que le RCAAQ précise que les activités de production pouvaient continuer. On a voulu suivre les recommandations [de la Santé publique] et contribuer à l’effort collectif », concède cependant le codirecteur de l’atelier Clark.
Ce n’est pas sans un pincement au cœur que ça se fait. Depuis l’apparition de la COVID-19 et ses variables conséquences, comme l’annulation d’expositions, Yan Giguère a constaté à quel point les espaces de travail collectifs, comme l’atelier dont il est responsable, sont vitaux. Une bouée.

« Les artistes sont déprimés, usés, comme tout le monde. Être actif, c’est mieux que de rester assis au salon. L’atelier, c’est une bouée, une quête de sens. La création, on s’accroche à ça », témoigne-t-il, au téléphone. Il se souvient qu’à l’automne, malgré les masques et l’absence d’accolades, « la socialisation s’était installée ». Se retrouver entre collègues a fait du bien.
« J’ai vu des artistes pleurer dans la shop en apprenant l’annulation ou le report de leur exposition pour laquelle des mois ou années de travail avaient été consacrés. Troublant, précise-t-il, par courriel. Heureusement, la production d’œuvres n’a pas été aussi annulée que leur diffusion. La production ne peut être arrêtée. Et c’est tant mieux. »
Du temps précieux
« On passe par toute une gamme d’émotions », confesse Cassandre Boucher, qui a eu en 2020 des expositions reportées, écourtées ou annulées. En ce début d’année, la pression n’a pas changé : sur son calendrier figurent deux expositions, dont une à Lausanne, en Suisse. Il faut créer les œuvres, au cas où les expos sont maintenues.
« Je sais que c’est exceptionnel, mais c’est difficile, dit-elle. Beaucoup de ces expériences sont des premières : première résidence de création, première expo en galerie privée, première expo à l’étranger. Oui, j’aurais d’autres occasions, mais j’aurais aimé la marche moins haute. »
Imprimeuse et artiste « émergente », comme elle se présente sur son site Web, Cassandre Boucher peut compter sur l’atelier Circulaire, centre duquel elle est membre et où elle a été responsable de la section sérigraphie pendant cinq ans. En janvier, elle réservera tout ce qu’elle pourra comme plages horaires, d’autant plus que l’expo à la galerie AVE doit débuter… à la fin du mois.

Elle avait un plan B, si l’atelier fermait. « J’aurais moins expérimenté, dit celle qui travaille à partir de photographies vernaculaires, de manipulations numériques et d’impressions sur textile. Je serais allée avec des œuvres plus sûres, moins grandes, avec des techniques que je maîtrise. »
Il est faux de croire que les artistes ne produisent que lorsqu’une exposition se pointe à l’horizon. Pour Yan Giguère, photographe ayant un quart de siècle de pratique, la créativité vient dans l’atelier, expo en vue ou non.
« Je produis tout le temps, dit pour sa part Cassandre Boucher. Quand j’ai une date, c’est l’inverse : je produis moins bien. J’aime avoir du temps, sans le “Go, go, faut que ça sorte”. »
Malgré les incertitudes et inconnues, le temps passé en atelier est précieux, juge Gauthier Melin : « Ce n’est pas fait pour rien. Essayer de nouvelles choses, les artistes le font pour eux. Essayer ou combiner des techniques, explorer de nouveaux sujets. C’est pertinent, prendre du temps. »
Les arts visuels en temps de pandémie ont peut-être perdu de leur visibilité, mais ils sont demeurés vivants, dans l’ombre des ateliers, conclut Yan Giguère.