«Das Gleitende – 1, 2, 3»: nous sommes condamnés à peindre sur les ténèbres

L’ouvrage de l'artiste Carl Trahan, «Das Gleitende — 1, 2, 3»
Photo: Jean-Michael Seminaro L’ouvrage de l'artiste Carl Trahan, «Das Gleitende — 1, 2, 3»

L’œuvre de Carl Trahan, qui se développe depuis le milieu des années 1990, a atteint une intensité remarquable dans la dernière décennie. C’est en fait depuis 2011 que cet artiste s’est plongé dans une riche exploration artistique et intellectuelle de la crise humaine et spirituelle qu’incarne la modernité. Avec la trilogie de ses installations multidisciplinaires Das Gleitende — présentées au Musée national des beaux-arts du Québec, à la galerie Nicolas Robert (qui le représente) et au Musée des beaux-arts des Laurentides (en 2017, 2018 et 2019) —, la démarche de Trahan a trouvé une voie totalement originale dans l’océan de la production contemporaine.

Pour créer cet ensemble d’œuvres, Trahan s’est inspiré d’un foisonnant réseau de références artistiques, mais aussi littéraires, comprenant autant Charles Baudelaire que Johann Wolfgang von Goethe, Filippo Tommaso Marinetti ou William Butler Yeats. Le titre de cette trilogie trouve d’ailleurs sa source dans la conférence Le poète et cette époque (1907) d’Hugo von Hofmannsthal, auteur qui se servait de ce terme pour parler du sentiment d’incomplétude dans lequel nous plonge la modernité. Comme l’a écrit W.H. Auden en 1947, nous vivons dans l’âge de l’anxiété…

La réflexion artistique de Trahan fut aussi nourrie par la lecture d’un ouvrage de l’historien et théoricien de la politique Roger Griffin, intitulé Modernism and Fascism (2007). Un ouvrage décapant. L’auteur anglais y déconstruit le modèle d’une modernité et d’un art moderne s’opposant aux valeurs fascistes ainsi que nazies. Ces deux idéologies artistique et politique ne seraient pas comme l’ombre et la lumière. Griffin montre au contraire la porosité de ces doctrines. Il y aurait dans l’art du XXe siècle une violence sourde, froide, destructrice qui ne serait pas si étrangère aux idéaux de l’extrême droite.

Qui d’autre que Griffin pouvait mieux explorer les méandres de la création de Trahan ? Il le fait dans un texte brillant. Griffin y réalise une lecture lumineuse de certaines œuvres dont Zerrissenheit (traductions) de 2019, œuvre traitant au premier coup d’œil de la difficulté de traduire des concepts dans une autre langue, mais qui parle surtout de la limitation même des mots à dire la vérité des êtres… Certes, nous pourrions nuancer l’idée centrale de ce texte. Est-ce l’ère moderne qui a pris conscience de cet écart entre les mots et les choses, entre les mots et la vérité, ou faudrait-il plutôt dire que la modernité incarne une conscience exacerbée, terrorisante de cet état ? La lecture de cette étude permet néanmoins de plonger dans les riches réseaux tramés par le corpus de Trahan.

Dans ce livre, vous trouverez aussi un texte de la muséologue et autrice Marie Lavorel, qui conclut son essai en expliquant que l’œuvre de Trahan n’est ni une acceptation de cet état angoissant d’incomplétude ni un désir de rétablir une esthétique ou une idéologie totalisantes. Comme l’expliquait Charles Baudelaire, en ce bas monde, nous sommes « comme un peintre qu’un Dieu moqueur condamne à peindre, hélas ! sur les ténèbres ».

Trois questions pour Carl Trahan

Tu fais référence à plusieurs auteurs romantiques. Quelle importance ont-ils dans ta démarche créatrice ?

Mon travail porte sur l’histoire de la modernité, plus spécifiquement sur les diverses crises qu’elle a déclenchées et sur l’érosion des certitudes qui ont fait craindre l’instauration du chaos en Occident au XIXe siècle. Les romantiques ont été parmi les premiers à chercher un remède au mal du siècle, à tenter de réparer la grande déchirure d’un monde spirituellement détruit par le matérialisme, le réalisme et la science. En même temps, leurs oeuvres témoignent parfois d’un pessimisme sombre dominé par le mal, la folie et le désespoir. Ce paradoxe m’intéresse.

En quoi ton esthétique est-elle liée aux sujets que tu abordes ?

Je souhaite que le « regardeur » établisse des liens entre le passé que j’aborde et notre présent. L’aspect visuel de mon travail reflète ce souhait. Il y a une austérité qui évoque le minimalisme et l’art conceptuel. Le noir, très présent dans mon corpus, renvoie à la fois à la nuit, au néant et au nihilisme nietzschéen. Certains de mes dessins font aussi référence aux affiches — composées uniquement de textes — de la deuxième moitié du XIXe siècle.

Pourquoi ces lettres en pointillé dans tes dessins, et quel rôle la typographie joue-t-elle ?

La typographie permet une représentation visuelle du langage. Son histoire est fascinante ; elle a parfois été utilisée idéologiquement, particulièrement en Allemagne dans le cas de la Fraktur, un type d’écriture gothique que j’utilise à l’occasion. De plus, la typographie aide à situer historiquement les textes que j’emploie. J’ai utilisé les lettres en pointillé en référence aux lampes nord-africaines perforées mentionnées par Marinetti dans le Manifeste du futurisme. J’y vois aussi un lien avec les étoiles qui illuminent le ciel nocturne, telles des lumières qui transpercent la canopée obscurcie.

Das Gleitende — 1, 2, 3

CT éditions, 2020, 137 pages



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