Cinq pauses pour réenchanter la ville

Détail de l'oeuvre «A.C.C.U.E.I.L.L.O.N.S.» (2018) de Michel Goulet
Photo: Hubert Hayaud Le Devoir Détail de l'oeuvre «A.C.C.U.E.I.L.L.O.N.S.» (2018) de Michel Goulet

Au moment où les « sorties culturelles » sont proscrites, les oeuvres installées dans l’espace public gagnent à être vues et revues. Montréal en regorge, une excellente raison d’aller prendre l’air sans compromettre l’effort collectif dans la lutte contre la COVID-19. Premier de deux textes.

Le répertoire en ligne Art public Montréal est un guide idéal de ce qu’on retrouve d’un bout à l’autre de l’île. Elle comprend la riche collection de la Ville de Montréal — quelque 350 pièces —, mais aussi d’autres ensembles, tel que celui du « 1 % », la politique gouvernementale d’intégration des arts à l’architecture et à l’environnement. Voici un premier circuit cousu main liant trois quartiers au nord de l’autoroute Métropolitaine (Cartierville, Ahuntsic, Saint-Michel).

Illustration: Le Devoir Premier circuit à découvrir, le nord de Montréal

1. Le miroir aux nuages (1999) de Marie-France Brière

Devant l’entrée de l’hôpital en santé mentale Albert-Prévost (6555, boul. Gouin Ouest), l’ensemble de dix panneaux en granit, chacun posé sur du béton, est caractéristique des œuvres empreintes de mystère. D’un, étrangement, Le miroir aux nuages n’est pas répertoriée par Art public Montréal, même si elle a été réalisée par une artiste réputée. De deux, les images gravées ou taillées sur la pierre jouent autant sur le plan de la familiarité que sur celui d’une inaccessible signification.

Photo: Hubert Hayaud Le Devoir «Le miroir aux nuages» (1999) de Marie-France Brière

Cette œuvre du 1 % répond, avec l’élégance de son granit lustré et la subtilité de son contenu, à la réalité de l’endroit. Les images de chaque élément sont autant de taches du test de Rorschach, ce célèbre exercice en psychologie. À force de les lire, on passe notre propre test.

Marie-France Brière ne cherche pas à prendre ici la détresse psychologique à la légère par le jeu de l’énigme à résoudre. Au contraire, elle exprime de l’empathie. L’œuvre est encore plus d’actualité, quand on sait que la COVID-19 met aussi à l’épreuve la santé mentale.

2. La réparation (1998) de Francine Larivée

 

Le parc Marcelin-Wilson, havre de verdure à l’angle d’artères très passantes (L’Acadie et Henri-Bourassa Ouest), abrite une des œuvres les plus émouvantes de Montréal, appelant au recueillement. Le paradoxe entre l’environnement bruyant et la solennité de cette structure en marbre blanc, aux airs de temple, met en relief le contraste du programme : aux drames des guerres et de la haine riposte le rapprochement entre les peuples.

Photo: Hubert Hayaud Le Devoir «La réparation» (1998) de Francine Larivée

Réalisée à l’occasion du 83e anniversaire du génocide arménien, comme le rappelle une plaque près du boulevard Henri-Bourassa, La réparation est dédiée à tous « les martyrs » de massacres ethniques. L’infime espace qui la scinde en deux rappelle la blessure, irréparable.

Dans cet interstice, Francine Larivée a inscrit une longue liste de peuples victimes de génocides, mis sur le même piédestal. Leur lecture, peu facile, de l’ordre de la devinette, est un exercice de mémoire, but de la commémoration. Après « b-o-s-n », par exemple, on comprend qu’il s’agit des Bosniaques. Au moment où la planète s’endeuille, frappée par un virus, il est indispensable de se sentir concerné par tous ces drames, que l’on soit touché personnellement ou non.

3. Daleth (2010) de Gilles Mihalcean

 

À quelques pas de La réparation, sur le flanc ouest du même parc, une histoire de migration est racontée. Peu littérale, plutôt portée par la poésie de symboles comme toujours chez son auteur, Daleth rend hommage à la communauté libanaise du Québec. On y retrouve une succession de références culturelles, qui remontent jusqu’aux Phéniciens, ancêtres du peuple libanais.

Photo: Hubert Hayaud Le Devoir «Daleth» (2010) de Gilles Mihalcean

De forme triangulaire, daleth est un graphème qui signifie « porte », ou « passage ». Il a donné forme ici à un monument pyramidal et éclectique. Sur l’un de ses côtés, l’imposante vue en contre-plongée de l’alphabet phénicien propose un autre jeu d’énigmes.

L’incessant déplacement autour de l’œuvre que ses éléments imposent finit par nous la rendre familière. Voilà une histoire de rencontres et d’appropriation, non pas culturelle, mais narrative. Gilles Mihalcean permet ces multiplications de sens et d’ouverture d’esprit rendues plus que jamais nécessaires.

4. A.C.C.U.E.I.L.L.O.N.S. (2018) de Michel Goulet

 

Pour son 50e anniversaire, le cégep Ahuntsic a tenu un concours d’art public, gagné par l’expérimenté Michel Goulet. Placée devant une entrée secondaire du collège (au 9155, rue Saint-Hubert), A.C.C.U.E.I.L.L.O.N.S.prend la forme cylindrique de la colonne Morris, mobilier d’affichage apparu à Paris au début du XXe siècle — en plus de deux chaises, signe distinctif de Goulet. La référence à la communication imprimée est une manière d’évoquer l’enseignement des arts graphiques historiquement associé à l’établissement.

Photo: Hubert Hayaud Le Devoir «A.C.C.U.E.I.L.L.O.N.S.» (2018) de Michel Goulet

Malgré son aspect littéral, illustré par la présence du mot-titre autour du cylindre, l’ensemble sculptural dépasse l’ornement superficiel. Le travail de la surface, en treillis, comme une dentelle, renferme une série de motifs à signification variable.

Le cégep, par sa nature, accueille une diversité d’individus. Tel un phare, il les guide le temps de leur passage, même avec des cours à distance — souhaitons-le. L’œuvre de Goulet n’est pas dotée, sans raison, de son propre éclairage.

5. Anamnèse 1+1 (2017) d’Alain-Martin Richard

Chercher l’œuvre réalisée pour le parc Frédéric-Back du Complexe environnemental Saint-Michel relève de la chasse au trésor. Or, le discret emplacement d’Anamnèse 1+1, derrière une butte dans le secteur « Boisé » (auquel on accède par la 2e Avenue, à l’angle de la rue Deville) souligne déjà le programme à l’enjeu. Ici, dans l’ex-carrière Miron, il n’y a pas que des déchets qui ont été enfouis. La mémoire aussi.

Photo: Hubert Hayaud Le Devoir «Anamnèse 1+1» (2017) d’Alain-Martin Richard

Engagé dans un processus de création qui a impliqué les résidents des environs, Alain-Martin Richard refait le fil de l’histoire. Deux parties composent l’œuvre. La plus facilement repérable prend la forme d’un bloc métallique, dont les parois reproduisent des ballots de tissus. Sur le dessus poussent des arbres, des vrais, comme si de la vie d’hier (les vêtements) naissait celle de demain.

Le deuxième élément, une plaque au sol, se trouve autour du même sentier. Des paroles des participants au projet y ont été inscrites, évoquant le paysage d’antan. Cette œuvre commémorative, qui ne célèbre pas un personnage historique mais la vie de tous les jours, s’infiltre avec grâce dans l’espace et le temps. Aucune tête ne sera à déboulonner ici, aucune honte à refouler.

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