Plus qu’une façade, les programmations inclusives?

Malgré les restrictions imposées par Québec cette semaine, une saison culturelle sous la menace de la COVID-19 se tiendra à l’automne 2020, la première depuis l’éclosion du mouvement Black Lives Matter. Le Montréal des arts visuels était-il déjà à l’écoute ?
Premier artiste canado-haïtien à intégrer en 2018 la collection du Musée des beaux-arts de Montréal (MBAM) et premier à y bénéficier d’une exposition individuelle — en cours jusqu’à la nouvelle fermeture imposée des musées —, Manuel Mathieu affirme ne pas chercher ce genre de privilèges. Il veut bien assumer les premiers rôles, pourvu qu’ils ouvrent des portes à d’autres.
« Quand j’ai appris que j’étais le premier, ça m’a saisi, dit-il. Mais il ne faut pas s’arrêter à ça. Il faut se demander pourquoi je suis le premier. » Sa propre réflexion l’a poussé à lancer, avec l’argent reçu à cette occasion, un fonds au MBAM pour l’acquisition d’œuvres d’artistes émergents et peu représentés.

Avec des solos simultanés au MBAM puis à la galerie Hugues Charbonneau et au Power Plant de Toronto, ainsi qu’une présence dans des expos collectives — La diaspora et la peinture à la Fondation Phi et La machine qui enseignait des airs aux oiseaux, qui était attendue en octobre au Musée d’art contemporain (MAC) —, l’artiste natif de Port-au-Prince est désormais incontournable. À 33 ans.
« Les gens qui m’ont approché ont un vrai intérêt pour mon travail, pas juste le besoin d’un artiste de la diversité, dit celui dont les origines sont une inépuisable source picturale. Pour chaque expo, il y a eu un travail en profondeur. Ça a généré des discussions. Je ne sens pas qu’il y a eu de l’opportunisme [de la part des commissaires]. »
Ces expos avaient été planifiées bien avant le printemps de la pandémie. Certaines ont été reportées, à l’instar de Survivance, le solo prévu initialement par le MBAM en avril. Depuis, le monde a aussi été secoué par le cri clamant que « la vie des Noirs compte » qui, par extension, inclut les vies d’autres communautés ostracisées, violentées, ignorées.
Diversité égale progrès ?
À Montréal, il n’y a pas que Mathieu et ses expositions. Le centre Oboro présente, par exemple, la première exposition majeure au Québec de Deanna Bowen, une artiste de 50 ans dont la pratique « s’articule autour de récits tirés de l’expérience noire au Canada et aux États-Unis ». Le mois de septembre du centre Le Livart s’est déroulé sous une expo réunissant des artistes de la communauté noire. Au centre Dazibao, un programme tout en vidéos met à l’avant-plan le militantisme, qu’il soit linguistique, culturel, géopolitique.
Vit-on un automne plus marqué par la diversité ?
« Je parlerai de progrès lorsque la diversité ne sera plus une surprise, quand nous aurons le soutien financier et la reconnaissance indispensables à la création de lieux non pas marqués par la diversité, mais construits par elle », dit Joséphine Denis, commissaire d’origine haïtienne dont l’expo Voilà ce qui me somme à les sommer — clin d’œil à des propos de la chanteuse Nina Simone — tenait l’affiche au Livart.

« Il y a actuellement une réflexion pour améliorer le soutien aux artistes de la diversité, note Amélie Tintin, directrice par intérim de l’organisme Diversité artistique Montréal (DAM). J’espère que ce n’est pas seulement l’effet de l’actualité. Ce n’est pas mauvais qu’on ouvre le dialogue, mais il ne faut pas que ça reste au dialogue. »
« Oui, il y a un buzz », reconnaît pour sa part Romeo Gongora. Mais l’artiste, professeur et cofondateur du Centre d’art et de recherche sur les diversités culturelles de l’UQAM demeure sceptique. Le partage des pouvoirs, indispensable à ses yeux, est loin d’être une norme. Les termes diversité, équité, inclusion sont, selon lui, une belle couverture pour cacher « le problème du racisme, dont on ne parle plus ».
Il cite comme exemple sa propre expérience. Au tournant de l’an 2000, avant un séjour en Europe, le Montréalais, nés de parents guatémaltèques, exposait partout où ça comptait. Y compris au MAC, en 2008, lors de la Triennale québécoise.
« Le terme “diversité culturelle” n’était pas imposé par les subventionnaires. Peut-être que j’étais choisi parce que j’apportais quelque chose d’exotique, mais les expos n’étaient pas présentées comme une chose racisée, alors que ça l’est aujourd’hui », dit-il.
Romeo Gongora ne cesse d’être invité ici et là à cause de ses origines. En janvier, il était de La recette : faire de l’art latino-américain au Canada, une expo présentée à Oboro. Il devait aussi écrire un texte pour un organisme, qu’il préfère ne pas nommer parce que l’expérience s’est mal terminée. Il a l’impression de déranger dès qu’il apporte un point de vue critique.
Changer de l’intérieur
« L’objectif est d’avoir une société plus juste, comme lors de la lutte des classes. Quand on reste au niveau des paroles, on ne règle rien. Il faut apporter des changements structurels », dit Romeo Gongora, avant d’évoquer les « arts du Tout-Monde », section inclusive inaugurée il y a un an au MBAM.
« Pourquoi réserver un étage [à ce secteur] si c’est pour l’enfermer ? Par désir de le garder sous contrôle », répond-il. C’est l’intérieur même des organismes qu’il faut diversifier, notamment les conseils d’administration, trop souvent composés seulement « d’avocats et de philanthropes », dit-il

Leader dans la lutte contre le racisme par la transformation de sa structure depuis près de dix ans puis de ses programmations, le centre d’artistes Articule a secoué son milieu dans la foulée du mouvement Black Lives Matter. En juin, la lettre ouverte Au-delà des déclarations de solidarité comprenait une longue liste de mesures concrètes à mettre en place, de la révision des conseils d’administration à « l’examen critique » des sources de financement.
Quatre mois plus tard, les porte-parole ne qualifient pas l’opération de grand succès. Oui, les réactions ont été positives, mais les changements sont encore attendus. Il faut dire que, malgré l’urgence de la situation, les valeurs d’inclusion reposent sur l’écoute et le temps.
« C’est l’occasion d’évoluer, souligne Michaëlle Sergile, coordonnatrice aux communications à Articule, mais la question est de savoir si [cette volonté] se poursuivra. Est-ce que ce sera plus sain tous les jours ? »
« Un effet de mode ? Je reste optimiste, confie Amélie Tintin, de DAM. Même si seulement dix personnes [agissent], c’est comme planter dix arbres. Je crois sincèrement que le changement continuera. »
Une version précédente de ce texte comportait une photo attribuée à Denis Farley, alors qu'il s'agissait plutôt d'une photo de Guy L'Heureux.