Un toit pour les projets orphelins

Sur l’entrée vitrée, les mots « Casa Bianca » rappellent une histoire ancienne, celle d’un gîte B & B. Rebaptisé Projet Casa, l’endroit est désormais voué à l’art. Ce bâtiment patrimonial érigé en 1913 aux abords du mont Royal, qui n’en est pas à sa première mutation (un hôpital y était installé dans les années 1960 et 1970), a été transformé pendant le confinement printanier.
Derrière les briques blanches, on n’accueille ni malades ni touristes, mais des expositions et leurs éventuels visiteurs. Pas n’importe quelles expositions, « de petites expos orphelines », concède Florence-Agathe Dubé-Moreau. C’est elle qui pilote la nouvelle enseigne, inaugurée avec un projet tout féminin, dont le titre Je ne veux pas que la vie se mette à avoir d’autres volontés que les miennes cite Simone de Beauvoir.
Les expos orphelines, ce sont des projets qui ont avorté pendant la pandémie. La première expo de Projet Casa devait avoir lieu dans une maison de la culture. Elle a été annulée, sans possibilité de report. « C’est une expo qui allait mourir, dit Florence-Agathe Dubé-Moreau. Projet Casa, c’est ça, une programmation spéciale et temporaire [durant] la crise. »
L’autrice et commissaire indépendante, connue aussi pour partager sa vie avec un vainqueur du Super Bowl, a écopé personnellement de l’arrêt brutal des activités. Elle a vu des contrats lui échapper et perdu son emploi au Cirque du Soleil. Elle y gérait depuis un an et demi la collection d’œuvres d’art. Projet Casa aura été sa sortie de secours.
« J’étais en dialogue avec les propriétaires de ce lieu patrimonial pour l’adapter vers quelque chose en art contemporain. Très tôt pendant la crise, on a décidé de concentrer nos efforts pour accueillir des expos annulées. Je n’ai pas eu à les convaincre, dit-elle. J’ai accéléré le projet. »
On est ouverts sur de petites plages, ce sont des expos de courte durée, c’est un autre rythme. On remet en question les institutions, on remet en question notre relation à l’art, mais aussi la responsabilité des gens qui ont des espaces
Les propriétaires, ce sont Danielle Lysaught et Paul Hamelin, collectionneurs issus du milieu informatique. Ils ont redonné à l’endroit son identité d’origine — une résidence —, en conservant les excentricités du passé telles que la fontaine sans eau au rez-de-chaussée. C’est celui-là qui accueille les expos ; à l’étage, les espaces sont privés.
« C’est tout nouveau, ça fait six mois [qu’on habite ici]. On a eu le temps de faire une fête de Noël et de se rendre compte que c’était trop grand. On veut partager et rendre ça vivant, dit Danielle Lysaught, qui n’a pas l’âme d’une aubergiste. On préfère voir des expos plutôt que servir des déjeuners. »
Le choix d’ouvrir une maison a donné l’occasion à Florence-Agathe Dubé-Moreau de plancher sur un « nouveau modèle » de diffusion. « Notre objectif est d’être sensibles et réactifs à ce qui se passe. On ne programme pas beaucoup d’avance, jusqu’en octobre seulement. On verra comment ça se déroule. Le projet ne se veut pas permanent, il évoluera », dit celle qui ne repousse pas l’idée d’abriter des galeries en danger de fermeture.
Tester d’autres rythmes
De nouveaux modèles ne cessent de surgir depuis quelque temps, à l’instar des galeries dites de poche, parce que petites et plus expérimentales. Fragiles, souvent éphémères, ces galeries hors des circuits habituels et du marché semblent plus libres. L’espace Produit Rien, que des artistes viennent d’ouvrir dans la Petite Italie, est le cas le plus récent.
Bien que soutenu par un couple avec des ressources financières, Projet Casa est de cette nature : ne correspondre à rien. Faire cohabiter une résidence privée et des expositions publiques est né du besoin de se réorganiser, entraînant de nouvelles règles, comme l’obligation de visiter avec rendez-vous.
« On est ouverts sur de petites plages, ce sont des expos de courte durée, c’est un autre rythme. On remet en question les institutions, on remet en question notre relation à l’art, mais aussi la responsabilité des gens qui ont des espaces », confie Florence-Agathe Dubé-Moreau, surprise que d’autres collectionneurs n’imitent pas le couple Lysaught-Hamelin. « Il ne manque pas de stock [en expos annulées] », affirme-t-elle.
Devant ce vaste « stock », elle-même a choisi des projets qui faisaient sens dans l’espace qu’on lui offrait. L’expo inaugurale réunit des artistes qui travaillent autour de l’idée d’un lieu, un lieu domestique en particulier. Et elle choisit des expos déjà financées.
« Il est important que les cachets aient été versés. On n’est rien, nous. On n’est pas une organisation, ce sont des particuliers qui ouvrent leur maison. Plus tard, on pourrait créer un organisme. Pour l’instant, on ne répond qu’à une situation d’urgence. »
Riposte aux violences sexuelles
Je ne veux pas que la vie se mette à avoir d’autres volontés que les miennes est un projet de la commissaire Marie-Claude Landry. Les six artistes qu’elle y réunit réfléchissent sur ce qu’est disposer d’un corps librement. Pensée à la lumière des dénonciations du mouvement #MoiAussi, l’expo demeure d’actualité, avec les récentes révélations de harcèlement dans le milieu culturel, mais aussi dans la sphère politique, l’univers scolaire ou le monde des blogueurs et des tatoueurs.
Aucune œuvre n’est une riposte littérale à une agression, à un fait médiatisé. La commissaire a associé les artistes à une manière d’exprimer l’émancipation, nommée comme un lieu. En vidéo, l’érotisme est l’affaire de Julie Favreau, la beauté, de Nadège Grebmeier Forget. La photographie narrative de Sophie Jodoin jouxte visibilité et invisibilité, alors que la peinture de Naghmeh Sharifi traite de mémoire.
Ce sont les ensembles de Stéphanie Béliveau, autour de la sollicitude, et de Caroline Boileau, comme lieu de résistance, qui se démarquent. La première, notamment avec des objets trouvés dans la nature, met l’accent sur la guérison plutôt que sur la blessure. J’ai pris soin de ses petits pieds (Hommage à Louise Bourgeois), branche d’arbre à l’allure féminine et masculine, en est particulièrement évocatrice.
Boileau, elle, rappelle la violence médicale sur le corps féminin. Elle s’est servie de l’association qu’on faisait autrefois entre l’utérus et le corps visqueux de la grenouille pour proposer une série d’aquarelles et une performance sur vidéo. Sa touche personnelle et onirique traduit bien le mélange privé et public dont Projet Casa se fait porteur.