Les artistes ouvrent des portes

Pendant deux mois, Steve Giasson proposera une de ses «Performances invisibles» (2015-2016), une étonnante liste d’énoncés menant à une action, sinon absurde, du moins poétique.
Photo: Marie-France Coallier Le Devoir Pendant deux mois, Steve Giasson proposera une de ses «Performances invisibles» (2015-2016), une étonnante liste d’énoncés menant à une action, sinon absurde, du moins poétique.

Période de distanciation sociale, de confinement et… de léthargie ? Non, estime l’artiste conceptuel Steve Giasson. Il ose même qualifier l’étrange hibernation printanière de stimulante. « C’est indécent de le dire », concède-t-il néanmoins. Comment lui donner tort ? À voir les réseaux sociaux qui regorgent de propositions, on ne peut que constater que les créateurs sont loin d’être « sur pause ».

Lui-même y va de sa contribution quasi quotidienne — « la fin de semaine, je me permets de souffler » —, laquelle se manifeste depuis le début d’avril déjà et se poursuivra en mai. Pendant deux mois, il proposera en effet une de ses Performances invisibles (2015-2016), une étonnante liste d’énoncés menant à une action, sinon absurde, du moins poétique.

Il a choisi des performances à faire chez soi, « à la lumière de ce que l’on vit », dit-il. L’énoncé 94, « Visiter une épicerie (au lieu d’un musée) », prend tout son sens. Alors que l’énoncé 20, « Imaginer une pièce vide », pose au confiné un beau défi devant le trop-plein de nos vies.

« Comment l’art peut s’infiltrer, avec quelle résonance, à la fois avec ludisme et poésie ? Ça semble pointu, mais ça donne l’occasion de se réapproprier [les énoncés]. »

Photo: Marie-France Coallier Le Devoir Pour sa première bédé créée sur un thème imposé — les mots «J’aurais voulu» —, Isabelle Guimond, ici dans son atelier improvisé à la maison, a plongé dans ses espoirs brisés à la manière d’un journal intime. La survie, l’affect, l’ego, tout y passe, avec un rendu plus fin que celui de ses peintures.

Angoissée par la pandémie, Isabelle Guimond essaie de ne pas y penser en se réfugiant dans la pratique artistique. « Il faut que je me crée une bulle dans la bulle, que je me définisse un espace pour oublier pourquoi je suis enfermée », résume-t-elle.

La peintre, qui était de l’exposition La track à la galerie B-312 brutalement suspendue, s’est résignée à remplacer son atelier de 400 pieds carrés par sa table de cuisine. La situation, y compris financière, l’a ramenée au dessin, une pratique moins vorace en espace et en argent.

Elle profite de l’occasion pour se lancer dans la bande dessinée, un vieux rêve. Elle ne le fait pas à moitié, ayant répondu dès les premiers jours d’avril au défi lancé par le bédéiste Jimmy Beaulieu. Le projet La bande dessinée de la fin du monde exigeait de réaliser en 48 heures « 24 pages improvisées et publiées en direct ».

Celle qui dit que, quand « les mains travaillent, la tête n’a pas le temps d’angoisser » est une créatrice prolifique. Le défi en direct l’a poussée autrement : dévoiler sans retenue, sans laisser reposer, n’est pas dans ses habitudes. « Montrer un processus, quelque chose qui n’est pas abouti, c’est complexant. Ça fait partie des portes que j’ouvre en ce moment », confie-t-elle.

À quoi bon ?

Chacun à sa manière, dans leurs confinements personnels, Steve Giasson et Isabelle Guimond se motivent, se renouvellent. Mais à quoi et à qui l’art, leur art, peut servir, au moment où la vie publique se réduit aux services essentiels ?

Le premier, qui a voulu citer de mémoire le dramaturge Heiner Muller, relance la question : « À quoi sert le théâtre ? Muller répondait qu’il faudrait fermer les théâtres pendant un an. S’ils ne manquent à personne, cela voudra dire que le théâtre ne sert à rien. »

La seconde a réagi de manière similaire, en reprenant un mème qui circule dans les réseaux sociaux : « Que ceux qui trouvent que l’art n’est pas essentiel essaient de faire la quarantaine sans films, sans musique, sans livres… »

« Moi, les œuvres littéraires et cinématographiques me marquent, poursuit Isabelle Guimond. Quand une phrase qu’on avait en tête est mise en mots par quelqu’un, ça nous fait du bien. Il y a de l’empathie là-dedans. On a besoin d’être divertis, de rêver, de penser à autre chose. »

S’il reconnaît être le premier à avoir besoin de divertissement, Steve Giasson aime croire que ses Performances invisibles inciteront les gens à remettre en question notre dépendance à cette industrie. Ou alors qu’à force d’être confrontés à l’attente (d’une activité ou d’une paye), on méditera sur l’état matériel de la vie.

Moi, les oeuvres littéraires et cinématographiques me marquent. Quand une phrase qu’on avait en tête est mise en mots par quelqu’un, ça nous fait du bien. Il y a de l’empathie là-dedans. On a besoin d’être divertis, de rêver, de penser à autre chose.

 

Celui qui aime se référer aux grands penseurs évoque cette fois Blaise Pascal : « Tout le malheur des hommes vient d’une seule chose, [celle] de ne pas savoir demeurer en repos dans une chambre. »

Les deux artistes s’entendent pour dire que cette histoire infectieuse oblige à revenir aux choses ordinaires et à celles qui nous appartiennent. La mort de milliers de personnes nous renvoie à notre propre fin, d’une part. D’autre part, le familier réconforte. « Seuls, on revient à l’huile de notre personnalité. Notre maison intérieure, c’est une base qui rassure », croit Isabelle Guimond.

Chercher le trash

 

Pour sa première bédé à vie créée sur un thème imposé — les mots « J’aurais voulu » —, Isabelle Guimond a plongé dans ses espoirs brisés à la manière d’un journal intime. La survie, l’affect, l’ego, tout y passe, avec un rendu plus fin que celui de ses peintures.

« En général, je rebondis à partir de ce que je vois dans la rue : la grande consommation, l’errance… Avec le confinement, c’est une errance intérieure, je cherche le trash en moi », dit-elle, en gardant la voix rieuse.

Dans sa démarche critique du capitalisme, Steve Giasson accepte de se critiquer lui, l’artiste, avec ses paradoxes. Certaines de ses récentes actions évoquent « l’idiot incognito » ou quelqu’un prêt à « faire son cirque ».

En rendant visibles jour après jour des Performances invisibles — un des nombreux paradoxes du projet, pointe-t-il —, il souhaite que le premier quidam virtuel l’imite. « Si les gens s’engagent, je sentirai un dialogue », dit-il, lui qui nous invite à partager nos photos.

Le premier mois des Performances invisibles se déroule sur la page Facebook de Culture LaSalle. En l’invitant, l’arrondissement montréalais a voulu « rester en contact » avec la population. En mai, Steve Giasson puisera parmi les Nouvelles performances invisibles (2018), sous la bannière du centre Le Lieu, là où l’artiste devait tenir une expo, une vraie. La bédé d’Isabelle Guimond peut quant à elle être trouvée à travers ses réseaux sociaux et sur le site toutestfoutu.com/user/isaguimond.

Performances invisibles / La bande dessinée de la fin du monde

Le premier mois sur la page Facebook de Culture LaSalle. En mai, Steve Giasson poursuivra l’expérience sous la bannière du centre Le Lieu. / La bédé d’Isabelle Guimond peut être vue à toutestfoutu.com.

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