Contaminations virales au musée

Frustré d’être paralysé et de suivre sans fin les nouvelles, l’artiste Adad Hannah s’est résolu à faire la seule chose qu’il maîtrise : l’art. Depuis le 14 mars, il publie ainsi des stories presque quotidiennement sur son fil Facebook. Ses vidéos Social Distancing Portraits sont tournées dans les rues de Vancouver — en gardant cinq mètres d’écart avec les sujets, précise l’ancien Montréalais sur son site Web. Ces tableaux vivants, sa grande marque, témoignent de l’impact du coronavirus sur le quotidien des gens.
L’art a toujours reflété l’histoire de l’humanité, y compris ses plus sombres moments. Que l’actuelle pandémie, comme les précédentes, trouve un écho dans la création ne surprend guère.
La peste noire qui a ravagé notamment l’Europe au milieu du XIVe siècle — 25 millions de morts en six ans (1347-1352) — a profondément marqué l’histoire de l’art, discipline si occidentalisée. À cette époque, entre le Moyen Âge qui tire à sa fin et la Renaissance en gestation, l’iconographie prend un penchant morbide.
Surgissent alors le sujet des flagellants, laïcs qui se fouettent par acte de pénitence, et celui plus universel de la danse macabre. La peinture religieuse perd aussi de son rayonnement : on passe de la Vierge à l’enfant, thème de réjouissance, à celui de la Pietà, qui exprime la douleur devant la mort (du Christ).
Dans le livre La peinture à Florence et à Sienne après la peste noire (1951), l’historien de l’art américain Millard Meiss avance que la peste a forcé l’interruption de la grande marche artistique. Sa théorie, contestée, avance que les connaissances de Giotto (mort en 1337) sont alors mises de côté, notamment celles sur la perspective.
Siècles de morts
La danse macabre fait son apparition comme motif pictural en 1424, au cimetière des Innocents de Paris. Aujourd’hui détruit, ce premier ensemble de fresques a été suivi par d’autres en France et ailleurs.
Un des plus remarquables se trouve en Haute-Loire, dans l’église gothique de l’abbaye de Chaise-Dieu. On y a peint au XVe siècle trois fresques qui rappellent que tous, « puissants », bourgeois et peuple, sont égaux devant la mort.
L’Apocalypse est un autre thème (re)devenu récurrent à la Renaissance. Le théoricien et graveur Albrecht Dürer nous a laissé une quinzaine de xylographies, réalisées de 1496 à 1498. Sa plus célèbre, Les quatre cavaliers de l’Apocalypse, innove sur le plan de la composition et donne à la Mort le rôle principal, alors qu’elle ne figure qu’au quatrième rang dans le texte biblique. Avec Dürer, l’image gravée précède le texte, gagne en autonomie.
Le triomphe de la mort, thème moralisateur pour condamner la vie mondaine, est le titre d’une célèbre huile de Pieter Brueghel l’Ancien (1562-1563, Museo del Prado), preuve que la menace d’un fléau plane encore et jusque dans la peinture flamande, 200 ans après la peste noire.
Le siècle d’or de l’Espagne catholique et de sa peinture (XVIe et XVIIe siècles) est aussi habité par la terreur de la peste. L’hôpital de la Charité à Séville recèle, avec deux peintures de Juan de Valdés Leal, un cas exemplaire de la riposte de la morale religieuse. On y expose les dangers de la vanité par la présence explicite de cadavres en décomposition.
«Le triomphe de la mort», Pieter Brueghel l’Ancien.
Photo: Domaine public
Reconstitution de classiques
« Dans la remarquable cité de Florence parvint la mortifère pestilence qui, par l’opération des corps célestes, ou à cause de nos œuvres iniques, avait été déchaînée sur les mortels par la juste colère de Dieu et pour notre châtiment. »
Cet extrait de Decameron (1350-1353), œuvre littéraire de Giovanni Boccaccio, est porté par le schisme social qui découle de la maladie. Elle met en scène sept femmes et trois hommes qui fuient la peste et la ville. À travers des fables qu’ils se racontent, l’auteur lance, a contrario de l’époque, de virulentes attaques contre l’Église et les mœurs sociales.
Le recueil de cent récits, qui a fait de son auteur le père de la prose italienne, n’a cessé d’inspirer les artistes, siècle après siècle, de Sandro Botticelli — les quatre tableaux L’histoire de Nostagio degli Onesti (1483, Museo del Prado) — à… Adad Hannah (The Decameron Retold, 2019).
Connu pour ses reconstitutions de classiques de l’art, le vidéaste canadien y reproduit en tableaux vivants des œuvres des XVIIIe, XIXe et XXe siècles inspirées du Decameron. Cette réappropriation des contes de Boccaccio s’enrichit ici de l’engagement d’Hannah dans la communauté et de celui de ses figurants, priés de participer à la conception des décors et accessoires.
Les références bibliques ont aussi été récupérées, parfois sous de malsaines intentions. Chez Napoléon Bonaparte, par exemple. Premier chef-d’œuvre de la peinture napoléonienne, Bonaparte visitant les pestiférés de Jaffa le 11 mars 1799 (1804, Musée du Louvre), d’Antoine-Jean Gros, visait à changer la réputation de l’homme. Le voilà l’égal du Christ, qui touche un malade, distribue du pain.
Et le sida…
Autre personnage qui transcende les époques et les rôles : saint Sébastien. Le martyr, élevé au rang de protecteur des pestiférés, règne dès les balbutiements de la Renaissance sous une allure plus jeune, plus dénudée, plus esthète.
Au XXe siècle, il devient la figure de l’érotisme masculin et atteint le statut d’icône en pleine crise du sida, comme dans la photographie Saint Sébastien (1987), du duo français Pierre et Gilles.
Mais l’emblème de la lutte contre le sida est l’œuvre du collectif torontois General Idea (AA Bronson, Felix Partz, Jorge Zontal), qui transforme le LOVE (1966) de Robert Indiana en AIDS (1987). L’œuvre-logo, qui se décline en tableaux, affiches, sculptures, papiers peints, pointe avec force la métamorphose de l’amour libre des années 1960.
General Idea cesse ses activités en 1994 quand meurent coup sur coup Zontal et Partz, victimes du sida. AA Bronson leur rend hommage dans une œuvre révélatrice, sans filtre, de la rage d’un virus qui continue de tuer — 25 millions de morts depuis 1981. Felix, June 5, 1994 (1994-1999, Musée des beaux-arts du Canada) a été une des œuvres coup-de-poing de la Biennale de Montréal 2000.
« J’ai pris cette photo de Felix quelques heures après sa mort. Il avait été apprêté pour recevoir des visiteurs, et ses objets favoris étaient disposés autour de lui, témoignait Bronson dans la publication de la Biennale.
Felix était rongé par la maladie, et on n’a pas pu lui fermer les yeux : il ne restait pas assez de chair sur les os. » Âgé de 73 ans, AA Bronson, lui, pratique encore son art et vit entre Toronto et Berlin.