«Cartographier des univers»: art inuit ou art actuel?

La réalité de la vie des Inuits continue d’avoir sa place dans les images d’Ashoona. En même temps, elle travaille ces thèmes en les poussant plus loin, en élargissant leurs résonances.
Paul Litherland La réalité de la vie des Inuits continue d’avoir sa place dans les images d’Ashoona. En même temps, elle travaille ces thèmes en les poussant plus loin, en élargissant leurs résonances.

Les musées et galeries accueillent de plus en plus d’art créé par des artistes des Premières Nations. Certains trouvent le moyen de s’en plaindre, y voyant une domination du politiquement correct, les œuvres ainsi conviées ne correspondant pas toujours à nos critères esthétiques. Que répondre ? Que c’est très bien ainsi ! Nos certitudes en matière d’art et de bon goût sont aussi remises en question à travers des créations qui ne correspondent pas toujours au dogme artistique dominant.

À la galerie Leonard et Bina Ellen, des œuvres de Shuvinai Ashoona, artiste née en 1961 à Kinngait au Nunavut, permettront déjà d’interroger notre vision de ce qui est ou devrait être l’art créé par une Inuite. Nous sommes ici loin du rendu formel ou du choix des sujets de la sculpture en pierre à savon, en os de baleine ou de l’inukshuk. Mais ce n’est pas pour autant que Shuvinai Ashoona se refuse totalement à mettre en scène des sujets qui pourraient sembler traditionnels. Ainsi, un dessin montre deux personnes découpant un phoque. L’artiste nous offre une relecture de l’art inuit traditionnel qui, malgré ce qu’on a pu en penser pendant longtemps, se dévoile comme beaucoup plus qu’un spectacle folklorique pour Blancs occidentaux.

Et la réalité de la vie des Inuits continue d’avoir sa place dans les images d’Ashoona. En même temps, elle travaille ces thèmes en les poussant plus loin, en élargissant leurs résonances. Elle nous montre par exemple des images de globes, d’univers habités de réels animaux sauvages (ours, narvals…) ou de créatures et de monstres inventés qui soulignent comment nos mondes réels et imaginaires sont interconnectés. Dans une œuvre intitulée simplement Composition, on a le sentiment que la chaîne formée par des humains et des animaux de la Terre qui se tiennent par la main symbolise comment notre monde est viable, à condition de reconnaître sa nature interrelationnelle. Le système écologique de la Terre est une imbrication entre toutes les formes de vie quelle que soit la latitude où elles sont implantées…

Les dessins de grand format de Shuvinai Ashoona, réalisés avec des marqueurs fins et des crayons de couleur sur du papier, s’inscrivent donc avec originalité dans la démarche de sa cousine germaine Annie Pootoogook (1969–2016), morte dans de bien tristes conditions, ou de sa grand-mère Pitseolak Ashoona (1908–1983).

Malgré toutes les qualités de l’œuvre de cette artiste, la commissaire de cette expo semble croire encore en la nécessité de justifier la pertinence de son exposition dans une galerie d’art. À un mur, un panneau explicatif insiste sur la reconnaissance de son travail sur la scène internationale. L’inclusion des œuvres de cette artiste dans le livre Vitamine D2 portant sur le dessin — livre publié aux célèbres Éditions Phaidon — ainsi que leur présentation dans des expositions à Bâle en Suisse, à Sydney en Australie, à North Adams au Massachusetts ou à Santa Fe au Nouveau-Mexique justifieraient la consécration de son travail ici, au Canada… Comme quoi nous avons encore besoin du regard approbateur des autres pour être sûrs que notre art mérite d’être célébré. Pourtant, même sans cela, son travail mérite notre attention.

Il y a une quinzaine d’années, un directeur de musée auquel on reprochait de ne pas montrer assez d’œuvres créées par des femmes ou des Autochtones nous répliquait qu’il ne choisissait pas l’art fait par des femmes, des Noirs, des Autochtones, des homosexuels ou des handicapés [sic], mais des œuvres de qualité. Il semblait croire que nos critères esthétiques ne sont pas conditionnés par nos identités, qu’ils sont transhistoriques et transculturels. Qui oserait encore de nos jours proclamer ce genre de vision réductrice ? Et ce, même si, à l’évidence, le travail d’Ashoona déborde du cadre des racines culturelles dont il est issu.

Et un livre

Cette exposition de l’oeuvre de Shuvinai Ashoona est présentée au moment même où un livre — préparé lui aussi par Nancy Campbell — est publié sur son travail par l’Institut de l’art canadien. Cet organisme fondé en 2012 par Sara Angel tente de remédier au manque de recherche et d’éducation en art canadien. L’IAC organise des conférences gratuites, des expositions virtuelles sur son site Internet. Il publie aussi en anglais et en français six livres en ligne par an, ouvrages que vous pouvez télécharger. Certains peuvent aussi être achetés en version papier (malheureusement en anglais). Ont déjà été écrits des ouvrages sur Tom Thomson, Ozias Leduc, Paul-Émile Borduas, Françoise Sullivan, Greg Curnoe, General Idea… En décembre 2019 sortira un Jean-Paul Riopelle par François-Marc Gagnon, grand historien de l’art décédé en mars dernier. En 2020 suivront des ouvrages sur Sorel Etrog,
Mary Pratt et Annie Pootoogook.

Cartographier des univers

Shuvinai Ashoona. Commissaire : Nancy Campbell, assistée de Justine Kohleal. À la galerie Leonard et Bina Ellen jusqu’au 18 janvier.



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