Fini les faux-fuyants dans le marché de l’art

La toile litigieuse: «Spirit Energy of Mother Earth», attribuée à l’artiste Norval Morrisseau.
Photo: Cave 7 Productions Inc. La toile litigieuse: «Spirit Energy of Mother Earth», attribuée à l’artiste Norval Morrisseau.

Un jugement de la Cour d’appel de l’Ontario, tombé le mois dernier, est venu conclure le premier procès d’importance au pays sur un artiste canadien majeur. La décision touche deux questions essentielles au marché de l’art : celles de l’authenticité et de la provenance des oeuvres. Conclusion ? La provenance est essentielle au marché de l’art, et les vendeurs doivent désormais faire preuve de transparence de ce point de vue là, sous peine de se voir accusés de fraude.

Voilà une décision sur un très sérieux dossier à la trame pourtant digne d’une télésérie, impliquant un chanteur populaire, une (probablement selon la Cour) fausse peinture de Norval Morrisseau (1931-2007), un réseau de vendeurs louches, et une crapule touchant tant au trafic de drogue qu’à celui de l’art.

En 2005, le musicien des Barenaked Ladies, Kevin Hearn, fait l’acquisition à la galerie Maslak-McLeod de Toronto, qu’il croit de bonne réputation, de la large toile Spirit Energy of Mother Earth, signée par le renommé artiste anishinaabé Norval Morrisseau, pour 20 000 $. Invité plus tard par le Musée des beaux-arts de l’Ontario (AGO) à exposer sa collection personnelle, le musicien apprend alors que le musée considère son tableau comme un faux.

Sommée de le faire authentifier par son client estomaqué, la galerie fournit une provenance de l’oeuvre — cette généalogie des précédents propriétaires qui permet de retracer le chemin de la toile du plus récent acheteur jusqu’à son créateur. Après vérification, cette liste se révèle fausse. La galerie en fournit une deuxième, aussi problématique ; et refuse dans la foulée de rembourser M. Hearn, estimant qu’elle déclencherait ainsi une chaîne de possibles remboursements qui la conduirait à la faillite.

Les marchands d’art vont devoir désormais faire très attention à la provenance des objets qu’ils vendent

Le musicien s’allie donc à l’avocat Jonathan Sommer. Les deux entament à la fois des recours judiciaires et une enquête pour nourrir leur dossier. Enquête qui les mettra sur la piste d’un large réseau organisé de trafic de faux Norval Morrisseau, qui aurait lâché sur le marché au moins 3000 imitations d’oeuvres. 

Le réalisateur Jamie Kastner les a suivis, caméra à la main, menant en parallèle sa propre enquête documentaire, rencontrant tous les acteurs du dossier, plus colorés les uns que les autres. En a résulté le détaillé, précis, long, lent et fascinant documentaire There Are No Fakes, sorti en avril 2019, juste après le premier jugement, celui de la Cour supérieure donnant raison à la galerie. Si le juge ne doutait pas de l’existence d’un réseau produisant et vendant de faux Morrisseau, il estimait impossible de conclure que Spirit Energy of Mother Earth était un faux.

Le chemin d’une oeuvre

La cour d’appel, elle, « a pris une espèce de détour, disant aussi que toute évidence le tableau est un faux, mais sans statuer finalement sur l’authenticité », explique l’avocat spécialisé en droit des arts François Le Moine. Comme enseignant, l’homme de loi se servira désormais de ce dossier et du documentaire lors de ses cours en droit des arts à l’Université de Montréal.

« En gros, vulgarise M. Le Moine, quand on achète un tableau, on se pose trois questions : si c’est un original ; si le prix est bon ; et si c’est un tableau volé ou sur lequel il peut y avoir un problème de provenance. […] Ce procès, qui devait porter à l’origine sur l’authenticité d’un tableau, laisse cette [dernière] question ouverte, mais par la bande porte une décision extrêmement sévère sur la provenance de l’oeuvre. » Car le jugement conclut que la provenance d’un bien artistique est essentielle au marché de l’art.

Conséquences ? « Les marchands d’art vont devoir désormais faire très attention à la provenance des objets qu’ils vendent », analyse l’avocat, qui n’a pas du tout pris part à ce dossier. « L’idée pour eux d’acheter dans un marché aux puces, sans reçu, de poursuivre une pratique « sans papier » qui était assez commune, vient d’être fortement découragée ». En creux, le jugement demande aussi comment le droit peut-il protéger l’intégrité de l’oeuvre d’un artiste.

Photo: Cave 7 Productions Inc. Le tribunal d’appel n’a pas statué si la toile est un faux, mais il a été plus clair pour ce qui est de la responsabilité du vendeur quant à sa provenance.

L’authentification et la conception de catalogues raisonnés sont essentielles en histoire de l’art. « Le problème, poursuit l’avocat, c’est qu’il y a actuellement, surtout aux États-Unis, une crise de l’expertise causée par de nombreuses poursuites. Différentes fondations, comme celles de Calder ou Warhol, n’existent plus ou refusent maintenant d’émettre des opinions par crainte de poursuites. On peut comprendre : qui achète à un prix important une oeuvre, dont des originaux d’un même artiste se revendent des millions, et voit l’authentification vous dire que c’est un faux, peut avoir la forte tentation de poursuivre pour “forcer” l’authentification. »

La Norval Morrisseau Heritage Society, un groupe de six experts, de commissaires et d’académiques réunis par le peintre lui-même pour monter un catalogue raisonné de ses oeuvres authentifiées, se trouve elle-même gelée. Et parallèlement, les quatre enfants de Norval Morrisseau ont lancé leur propre organisation, la Morrisseau Family Fondation, qui entend authentifier les oeuvres et protéger l’héritage artistique. Ils remettent aussi légalement en question les dernières volontés du peintre, qui les excluent comme héritiers et exécuteurs testamentaires de l’oeuvre.

Un jugement important

 

Même si le jugement Kevin Hearn contre Maslak-McLeod Gallery fait jurisprudence, les autres possesseurs de faux Morrisseau devront, s’ils veulent être dédommagés, refaire la démonstration en cour. Pour des tableaux dont la valeur tourne actuellement autour de 40 000 $ à 60 000 $, l’exercice est loin d’être rentable. Il ne l’a pas été pour Kevin Hearn, malgré le dédommagement de 50 000 $ (la valeur estimée d’un vrai Morrisseau actuellement) et les dommages punitifs de 10 000 $.

L’avocat de M. Hearn a confirmé au Devoir que les frais légaux de ce dernier ont largement excédé ces 60 000 $; Me Sommer a de son côté offert pro bono l’équivalent de 750 000 $ de ses services sur ce dossier. Et la cour demeure pour l’instant pratico-pratiquement la seule voie en cas de fraude. « La Gendarmerie royale et la police de Thunder Bay m’ont toutes deux affirmé s’être penchées dès 2000 sur ce réseau de faussaires, explique Jonathan Sommer, mais je n’ai jamais pu avoir accès aux détails ni aux dossiers […]. Depuis que le film a été lancé et que nous avons gagné en appel, il semble y avoir eu des actions policières à Thunder Bay, dont au moins une descente. Il est toutefois trop tôt pour en connaître le développement. »

« C’est pour l’avenir du marché de l’art que ce jugement important », estime le spécialiste du droit de l’art François Le Moine. Ce dernier organise une projection de There Are No Fakes (en anglais) à l’Université de Montréal, en présence de l’avocat Jonathan Sommer. Un entretien sur le droit des faux suivra le visionnage. Le public est convié à y assister.

There Are No Fakes

Documentaire réalisé par Jamie Kastner. À l’Université de Montréal, pavillon Jean-Brillant, salle B-4275, le 7 octobre à 16 h.

À voir en vidéo