Les objets des désirs découpés chez Oboro

Une image de mains qui découpent une image d’une main qui découpe, d’une part. Une série de tables hétéroclites, tranchées sur le côté, d’autre part. Entre les deux, un même souci du détail et une audacieuse réflexion sur le faire.
La mise en abyme qui accueille le visiteur du centre Oboro est une œuvre de Corinne Lemieux. Mains qui découpent les mains qui découpent s’offre comme la synthèse de l’exposition L’un avec l’autre, en même temps. À la fois avec poésie et pragmatisme, par le biais autant d’images que d’objets lourds de sens (des blocs de glaise), il est question ici de la création comme négation de l’acte isolé, ou réalisé en vase clos.
L’installation, que l’on qualifierait de tranchante — elle scinde en deux la grande salle d’Oboro, dont une partie est laissée vide —, est une œuvre de Manuela Lalic. Il s’agit de la seule de l’exposition Le quart de la moitié du vide. Mais elle est vaste et complexe, portée par une multitude d’objets assemblés et ou désassemblés. Le tout se présente comme un casse-tête en 10 000 morceaux transmuable et disloqué davantage que comme une image fixe et lisse.
Actives toutes deux depuis vingt ans, Corinne Lemieux et Manuela Lalic s’étaient faites discrètes ces derniers temps, elles qui ne bénéficient pas du soutien d’une galerie — bien que la première soit officiellement représentée par la galerie virtuelle Joyce Yahouda. Peu importe, leur réapparition simultanée dans le centre d’artistes de la rue Berri est une belle surprise.
Le soin du monde
Issue de la mouvance relationnelle — l’art comme moyen de tisser des relations humaines —, Corinne Lemieux pratique « l’attention », soit l’observation et la compréhension de ce qui l’entoure et le relie à son corps, à son esprit. Sa « chaîne » de création constitue, écrit-elle, dans son mot de présentation, « le pont entre ma vie intérieure et mon engagement avec le monde ».
En salle d’exposition, ça s’exprime d’une multitude de manières. Le « faire-ensemble » se manifeste par l’image de deux mains qui travaillent « l’une avec l’autre ». La céramique Réseau se compose d’un objet fait de tubes superposés selon le principe d’une grille, d’un tissage. Là encore, les uns ne vont pas sans les autres.
La notion d’un soutien qui serait réciproque est présente jusque dans la scénographie imaginée par l’artiste. Des œuvres bidimensionnelles ne tiennent debout que par l’effet de contrepoids exercé par des sacs de glaise, posés derrière les panneaux. Corinne Lemieux multiplie les va-et-vient sémantiques et matériels, entre une image et sa présence réelle, entre pensée et corps, entre le visible et l’intime, telle une autre céramique, intitulée Clitoris.
Rien n’est gratuit chez Corinne Lemieux, tout est engagement dans un processus, dans la collectivité, dans l’échange. Malgré la variété des propositions, la mise en place est hypersoignée. Vif contraste avec le désordre ambiant de l’autre expo.
Chaos organisé
On pourrait croire que Manuela Lalic vit dans un autre monde. Pourtant, chez elle aussi, le processus, primordial, tient de l’engagement. De son regard critique du monde et en particulier de celui de la consommation.
Le désordre dans Le quart de la moitié du vide n’est qu’apparent. L’installation fonctionne comme une métaphore sociale, où le chaos repose sur un système bien en place. Organisée par matériaux (les tables, incontournables, des rallonges électriques, des rouleaux de ruban adhésif…), mais aussi par couleurs, ou par sections, l’œuvre a de multiples entrées de lecture.
Lalic tente de contourner les règles, y compris des processus de création. La sculptrice, dit-elle dans son énoncé, travaille selon le principe de la « contradiction » : elle « ajoute pour diviser, tranche pour compléter, incruste pour évider, retire pour emmurer ». Sa chaîne de montage en est une d’accidents et de ruptures des standards.
Les surprises ne manquent pas, à l’instar de cet échafaudage qui exploite un puits de lumière et projette une improbable issue vers les toits. L’audacieuse occupation de l’espace, de la moitié vide à la moitié pleine, oblige le visiteur à choisir entre la contemplation passive et la déambulation risquée.
L’installation n’est pas que détournement d’objets utilitaires ou collection de ready-mades. Elle est un tout, avec sa propre logique, sa propre structure organique. Manuela Lalic, maître d’œuvre, en fera la démonstration lors des « séquences d’actions ponctuelles » prévues au cours de l’exposition, mais non fixées.
L’épineux débat entre public et commémoration
Des John A. Macdonald, des Lénine, des militaires confédérés, mais aussi des Claude Jutra et tant d’autres sont tombés de leur piédestal. Célébrés hier souvent par des sculptures monumentales, honnis aujourd’hui, ces hommes, que des hommes jusqu’à preuve du contraire, ont-ils droit de cité ? Droit d’occuper l’espace public ? C’est de ces questions épineuses que discuteront des experts (chercheurs, avocats, artistes…) lors d’un forum organisé par la Commission permanente de l’art public de Culture Montréal. Chapeautées du titre « Entre raison et tension : l’art public à l’épreuve de la commémoration corrigée », les allocutions aborderont de front le passé et l’avenir. Il sera question autant de destruction d’œuvres blessantes que du rôle de l’art dans un contexte commémoratif. Harriet F. Senie, grande référence de l’art public aux États-Unis, est parmi les conférencières annoncées. Le forum se tiendra lundi, toute la journée, à Banque et Archives nationales du Québec. Entrée payante.